samedi 24 août 2019

Jarry


... Jarry faisant du Proust ? du Nabokov ?

Jarry, Les Jours et les nuits, livre II,  Pléiade p. 768 : 
« La vraie cause métaphysique du bonheur d'aimer : non la communion de deux êtres devenus un, comme les deux moitiés du cœur de l'homme, qui est isolément double chez le fœtus ; mais la jouissance de l'anachronisme et de causer avec son propre passé […]. Il est admirable de vivre deux moments différents du temps en un seul ; ce qui est suffisant pour vivre authentiquement un moment d'éternité, soit toute l'éternité, puisqu'elle n'a pas de moment. »


Alquié


Alquié, Qu'est-ce que comprendre un philosophe ? : 
« La philosophie n'est pas la science, elle n'est pas un système, ou un ensemble de systèmes, elle est une démarche, et une démarche n'a de sens que parce qu'une personne effectue cette démarche. Ce qui ne signifie pas que cette démarche soit une démarche individuelle, qu'elle n'ait de sens et de valeur que pour un individu situé dans l'espace et dans le temps. La démarche philosophique n'est pas une démarche que l'on puisse comprendre par des raisons psychologiques, ce n'est pas une démarche que l'on puisse comprendre par l'histoire, ou à partir d'un certain état social. La démarche philosophique, c'est celle de l'esprit lui-même, et c'est pourquoi elle est toujours à refaire : car l'esprit a toujours à se sauver...  
On ne peut comprendre un philosophe sans devenir soi-même un philosophe, sans se faire, à travers l'histoire et malgré l'histoire, le semblable des philosophes, sans retrouver cette éternité qui est celle de la Philosophie. » 

vendredi 23 août 2019

Céline : Voyage (docteur Baryton)


Céline, Voyage au bout de la nuit : 

[premier passage de Céline où les ‘trois points’ commencent à proliférer dans le texte du narrateur]

« Tout au début de nos études nous avions trop rapidement parcouru, à son gré, la grande Histoire de l’Angleterre par Macaulay, ouvrage capital en seize volumes. Nous reprîmes, sur son ordre, cette fameuse lecture et cela dans des conditions morales tout à fait inquiétantes. Chapitre après chapitre, Baryton me semblait de plus en plus perfidement contaminé par la méditation. Lorsque nous parvînmes à ce passage, implacable entre tous, où Monmouth le Prétendant vient de débarquer sur les rivages imprécis du Kent... Au moment où son aventure se met à tournoyer dans le vide... Où Monmouth le Prétendant ne sait plus très bien ce qu’il prétend... Ce qu’il veut faire. Ce qu’il est venu faire... Où il commence à se dire qu’il voudrait bien s’en aller, mais où il ne sait plus ni où ni comment s’en aller... Quand la défaite monte devant lui... Dans la pâleur du matin... Quand la mer emporte ses derniers navires... Quand Monmouth se met à penser pour la première fois... Baryton ne parvenait non plus, en ce qui le concernait, infime, à franchir ses propres décisions... Il lisait et relisait ce passage et se le remurmurait encore... Accablé, il refermait le livre et venait s’étendre près de nous.
Longtemps, il reprenait, yeux mi-clos, le texte entier, de mémoire, et puis avec son accent anglais le meilleur parmi tous ceux de Bordeaux que je lui avais donnés à choisir, il nous le récitait encore...
Dans l’aventure de Monmouth, quand tout le ridicule piteux de notre puérile et tragique nature se déboutonne pour ainsi dire devant l’Éternité il se prenait à son tour de vertige Baryton, et comme il ne tenait déjà plus que par un fil à notre destin ordinaire il lâcha la rampe...
Depuis ce moment, je peux bien le dire, il ne fut plus des nôtres... Il ne pouvait plus… »

jeudi 22 août 2019

Austen (fraises)


Austen, Emma (1815)  6, II

« Mrs. Elton, in all her apparatus of happiness, her large bonnet and her basket, was very ready to lead the way in gathering, accepting, or talking — strawberries, and only strawberries, could now be thought or spoken of. — “The best fruit in England — every body’s favourite — always wholesome. These the finest beds and finest sorts. — Delightful to gather for one’s self — the only way of really enjoying them. Morning decidedly the best time — never tired — every sort good — hautboy infinitely superior — no comparison — the others hardly eatable — hautboys very scarce — Chili preferred — white wood finest flavour of all — price of strawberries in London — abundance about Bristol — Maple Grove — cultivation — beds when to be renewed — gardeners thinking exactly different — no general rule — gardeners never to be put out of their way — delicious fruit — only too rich to be eaten much of — inferior to cherries — currants more refreshing — only objection to gathering strawberries the stooping — glaring sun — tired to death — could bear it no longer — must go and sit in the shade.
Such, for half an hour, was the conversation. »

trad. Goubert, 2015 : 
« Mme Elton, pourvue de ce qui était indispensable à son bonheur, de son grand chapeau et de son panier, était tout à fait prête à ouvrir la marche, à cueillir, à accepter ce qui serait offert, à causer. Dans les pensées comme dans les propos, il ne pouvait être question maintenant que de fraises : c'était le meilleur fruit d'Angleterre — le préféré de tous, toujours digeste — on avait là les meilleurs spécimens et les variétés les plus savoureuses — il était charmant de cueillir soi-même — c'était la seule manière de véritablement se régaler — le matin était sûrement le moment le plus opportun — elle ne ressentait aucune fatigue — toutes les sortes de fraises étaient bonnes — les caperons de loin les meilleures — pas de comparaison — les autres à peine mangeables — les caperons difficiles à trouver — on aimait mieux la fraise du Chili — le Bois blanc donnait la meilleure saveur assurément — les fraises hors de prix à Londres — beaucoup autour de Bristol — le Bois d'Érables — ses fraisiers — quand il fallait repiquer — les jardiniers n'étaient d'accord sur rien — pas de règle générale — impossible de faire changer ses habitudes à un jardinier — des fruits délicieux — indigestes quand on en mange trop — la préférence donnée aux cerises — les groseilles plus rafraîchissantes — seule objection à la cueillette des fraises : il faut se baisser — le soleil brûlant — épouvantablement fatiguée — impossible de supporter cela plus longtemps — on devait aller s'asseoir à l'ombre.
Telle fut la conversation pendant une demi-heure. »

trad. anonyme, 1816 : 
« Madame Elton, avec son grand chapeau, son panier au ruban rose, conduisait la bande joyeuse, causant, cueillant des fraises, en acceptant, donnant une leçon sur ce fruit délicieux. C'est, dit-elle, le meilleur fruit de l'Angleterre. Tout le monde l'aime ; en tout temps très-sain. Voici la plus belle planche et la meilleure espèce... Très-agréable de les cueillir soi-même... Le matin est le temps le plus propice... Les fraises ananas, les meilleures, mais rares ; les fraises de bois, les plus savoureuses... Il y en a beaucoup dans les environs de Bristol... La culture, à Maple-Grove... En quel temps il faut renouveler les planches... Les jardiniers sont d'avis différent... Point de règle générale... On ne peut pas sortir les jardiniers de leur routine... Fruit délicieux... Il n'en faut pas trop manger... Inférieur aux cerises... Les groseilles sont plus rafraîchissantes. Pour cueillir des fraises, il faut se baisser ; voilà la seule objection... Il fait trop chaud au soleil... Allons nous asseoir à l'ombre.
Telle fut la conversation de madame Elton pendant une demi-heure. »

article Emma de Wikipedia : 
Emma fait varier sans cesse la façon dont sont rapportées les voix des différents personnages, adaptant le procédé retenu à chacun d'entre eux pour mieux donner l'impression de leur présence. Ainsi en est-il de la longue tirade de Mrs Elton lors de ses divagations dans les lits de fraisiers de Mr Knightley :[…] Cette fausse citation transcrit en effet l'essence même de l'attitude de Mrs Elton à ce moment : non ce qu'elle dit, rapporté tel quel, mais ce qu'on en entend, ce qu'on en perçoit, avec ses intonations, l'importance qu'elle accorde à tel ou tel point, les digressions auxquelles elle se livre... La vision ainsi donnée d'une Mrs Elton commentant sa cueillette à bâtons rompus, sans trop se soucier des réponses qu'elle obtient, au fur et à mesure de sa progression gourmande parmi les fraisiers de Mr Knightley, acquiert ainsi une vérité et une présence toutes particulières.


mercredi 21 août 2019

Valéry, Nabokov (omnibus et tramway)



Valéry, Degas, Danse, dessin : 
« Degas, de plus en plus solitaire et morose, ne sachant que faire de ses soirées, avait imaginé de les passer, pendant la belle saison, sur les impériales des tramways ou des omnibus. Il montait ; il se laissait mener jusqu’au bout de la course ; et, de ce terminus, reconduire jusqu’au plus près de chez lui. Il me raconta, un jour, une observation qu’il avait faite la veille sur son impériale. Elle est une de ces observations qui peignent surtout l’observateur. Il disait donc qu’une femme étant venue s’asseoir non loin de lui, il remarqua le soin qu’elle prenait d’être bien assise et bien arrangée. Elle passa les mains sur sa robe, la déplissa, se disposa et s’enfonça pour mieux épouser la courbure de la banquette ; elle tira sur ses gants au plus près de ses mains, les boutonna avec soin, se passa la langue sur les lèvres qu’elle se mordilla un peu, se remua dans son vêtement, pour se sentir tout à l’aise, et fraîche dans le linge tiède. Enfin, elle tendit sa voilette, après s’être pincé légèrement le bout du nez, remit une boucle en bonne place d’un doigt preste, et non sans avoir vérifié d’un coup d’œil le contenu de son sac, parut conclure cette série d’opérations en prenant la mine d’une personne qui a terminé son ouvrage, ou qui, ayant fait tout ce qu’on peut faire d’humain avant d’entreprendre, a l’esprit en repos et s’en remet à Dieu. »

Nabokov, Le Don trad. Girard & Alladaye, Pléiade 2-380 : 
« Regarde, les photos sont prêtes. » […] Elle les fourra dans son sac à main, sortit et remit sa carte mensuelle de tramway dans son étui en Cellophane, prit un petit miroir, y jeta un coup d'oeil, dégageant ainsi le plombage de sa dent de devant, replaça le miroir à l'intérieur, referma son sac avec un bruit sec, le posa sur ses genoux, regarda son épaule, enleva d'un geste un peu de peluche, mit ses gants, tourna la tête vers la fenêtre - enchaînant tous ces gestes avec rapidité, les traits en mouvement, clignotant des yeux, mordillant et aspirant l'intérieur de ses joues. Mais à présent elle était assise, immobile, regardant vers l'extérieur, les muscles de son cou pâle tendus et ses mains gantées de blanc posées sur le cuir verni de son sac. […]
- Tu as une tache de suie sur la joue, dit Fiodor. Attention, ne l'étale pas. »
Encore le sac à main, le mouchoir, le miroir. 
« Nous n'allons pas tarder à descendre, dit-elle bientôt. Quoi ?
- Rien. Je suis d'accord. Descendons là où tu voudras.
- Ici », dit-elle, deux arrêts plus loin, lui prenant le coude, se rasseyant à nouveau sous l'effet d'une secousse, se levant enfin et repêchant son sac comme s'il était dans l'eau. »


lundi 19 août 2019

Gogol et Tchékhov (2 incipits)


GogolLes Âmes mortes [1842], incipit : « Une assez jolie petite britchka à ressorts entra dans la porte cochère d’une hôtellerie du chef-lieu du gouvernement de N… C’était un de ces légers équipages de coupe nationale, à l’usage des hommes qui font profession de rester longtemps célibataires, tels que adjudants-colonels en retraite, capitaines en second, propriétaires possédant un patrimoine d’une pauvre centaine d’âmes, en un mot, tous les menus gentillâtres et hobereaux, qu’en Russie on nomme nobles de troisième main. » 

TchékhovLa Steppe [1888], incipit : « De très bonne heure, un matin de juillet, sortit du chef-lieu de district N…, dans la province de Z…, et se mit à rouler avec fracas le long de la route postale, une britchka dépourvue de ressorts, toute déglinguée, une de ces britchkas antédiluviennes dans lesquelles ne circulent plus désormais en Russie que les commis-voyageurs des maisons de commerce, les bouviers et les prêtres désargentés.  »


Bergson (révolutions)


Bergson : Les deux Sources de la morale et de la religion (Remarques finales) éd. du centenaire p. 1214 : 
« L’expérience devrait montrer (...) aux dirigés que les dirigeants sont faits comme eux. Mais l'instinct résiste. Il ne commence à céder que lorsque la classe supérieure elle-même l'y invite. Tantôt elle le fait involontairement, par une incapacité évidente, par des abus si criants qu'elle décourage la foi mise en elle. Tantôt l'invitation est volontaire, tels ou tels de ses membres se tournant contre elle, souvent par ambition personnelle, quelquefois par un sentiment de justice : penchés vers la classe inférieure, ils dissipent alors l'illusion qu'entretenait la distance. C'est ainsi que des nobles collaborèrent à la révolution de 1789, qui abolit le privilège de la naissance. D'une manière générale, l'initiative des assauts menés contre l'inégalité (justifiée ou injustifiée) est plutôt venue d'en haut, du milieu des mieux partagés, et non pas d'en bas, comme on aurait pu s'y attendre s'il n'y avait eu en présence que des intérêts de classe. Ainsi ce furent des bourgeois, et non pas des ouvriers, qui jouèrent le rôle prépondérant dans les révolutions de 1830 et 1848, dirigées (la seconde surtout) contre le privilège de la richesse. Plus tard, ce furent des hommes de la classe instruite qui réclamèrent l'instruction pour tous. La vérité est que si une aristocratie croit naturellement, religieusement, à sa supériorité native, le respect qu'elle inspire est non moins religieux, non moins naturel. »

dimanche 18 août 2019

Proust (solitude)


À l’Ombre des jeunes filles en fleurs : 
« Nous ne sommes pas comme des bâtiments à qui on peut ajouter des pierres du dehors, mais comme des arbres qui tirent de leur propre sève le nœud suivant de leur tige, l’étage supérieur de leur frondaison. »

Les Plaisirs et les jours : 
« Quand j’étais tout enfant, le sort d’aucun personnage de l’histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l’arche pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours je dus rester aussi dans l’«arche». Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l’arche, malgré qu’elle fût close et qu’il fît nuit sur la terre. »

Contre Sainte-Beuve § La Méthode de Sainte-Beuve : 
« En aucun temps, Sainte-Beuve ne semble avoir compris ce qu’il y a de particulier dans l’inspiration et le travail littéraire, et ce qui le différencie entièrement des occupations des autres hommes et des autres occupations de l’écrivain. Il ne faisait pas de démarcation entre l’occupation littéraire, où, dans la solitude, faisant taire ces paroles, qui sont aux autres autant qu’à nous, et avec lesquelles, même seuls, nous jugeons les choses sans être nous-mêmes, nous nous remettons face à face avec nous-mêmes, nous tâchons d’entendre, et de rendre, le son vrai de notre cœur, et non la conversation. »