Céline, Voyage au bout de la nuit :
[premier passage de Céline où les ‘trois points’ commencent à proliférer dans le texte du narrateur]
« Tout au début de nos études nous avions trop rapidement parcouru, à son gré, la grande Histoire de l’Angleterre par Macaulay, ouvrage capital en seize volumes. Nous reprîmes, sur son ordre, cette fameuse lecture et cela dans des conditions morales tout à fait inquiétantes. Chapitre après chapitre, Baryton me semblait de plus en plus perfidement contaminé par la méditation. Lorsque nous parvînmes à ce passage, implacable entre tous, où Monmouth le Prétendant vient de débarquer sur les rivages imprécis du Kent... Au moment où son aventure se met à tournoyer dans le vide... Où Monmouth le Prétendant ne sait plus très bien ce qu’il prétend... Ce qu’il veut faire. Ce qu’il est venu faire... Où il commence à se dire qu’il voudrait bien s’en aller, mais où il ne sait plus ni où ni comment s’en aller... Quand la défaite monte devant lui... Dans la pâleur du matin... Quand la mer emporte ses derniers navires... Quand Monmouth se met à penser pour la première fois... Baryton ne parvenait non plus, en ce qui le concernait, infime, à franchir ses propres décisions... Il lisait et relisait ce passage et se le remurmurait encore... Accablé, il refermait le livre et venait s’étendre près de nous.
Longtemps, il reprenait, yeux mi-clos, le texte entier, de mémoire, et puis avec son accent anglais le meilleur parmi tous ceux de Bordeaux que je lui avais donnés à choisir, il nous le récitait encore...
Dans l’aventure de Monmouth, quand tout le ridicule piteux de notre puérile et tragique nature se déboutonne pour ainsi dire devant l’Éternité il se prenait à son tour de vertige Baryton, et comme il ne tenait déjà plus que par un fil à notre destin ordinaire il lâcha la rampe...
Depuis ce moment, je peux bien le dire, il ne fut plus des nôtres... Il ne pouvait plus… »