samedi 2 mai 2020

Nerval (souvenirs)


Nerval, Promenades et souvenirs VII : 
« Me direz-vous pourquoi j’aime tout le monde dans ce pays, où je retrouve des intonations connues autrefois, où les vieilles ont les traits de celles qui m’ont bercé, où les jeunes gens et les jeunes filles me rappellent les compagnons de ma première jeunesse ? Un vieillard passe : il m’a semblé voir mon grand-père ; il parle, c’est presque sa voix ; - cette jeune personne a les traits de ma tante, morte à vingt-cinq ans ; une plus jeune me rappelle une petite paysanne qui m’a aimé et qui m’appelait son petit mari, - qui dansait et chantait toujours, et qui, le dimanche au printemps, se faisait des couronnes de marguerites […]. Célénie m’apparaît souvent dans mes rêves comme une nymphe des eaux, tentatrice naïve, follement enivrée de l’odeur des prés, couronnée d’ache et de nénuphar, découvrant, dans son rire enfantin, entre ses joues à fossettes, les dents de perles de la nixe germanique. Et certes, l’ourlet de sa robe était très souvent mouillé comme il convient à ses pareilles… Il fallait lui cueillir des fleurs aux bords marneux des étangs de Commelle […]. »

vendredi 1 mai 2020

Zola (sclérose)


Zola, La Joie de vivre chap. XI :
"Il était devenu un objet d’effroyable pitié. Peu à peu, la goutte chronique avait accumulé la craie à toutes ses jointures, des tophus énormes s’étaient formés, perçant la peau de végétations blanchâtres. Les pieds, qu’on ne voyait pas, enfouis dans des chaussons, se rétractaient sur eux-mêmes, pareils à des pattes d’oiseau infirme. Mais les mains étalaient l’horreur de leur difformité, gonflées à chaque phalange de nœuds rouges et luisants, les doigts déjetés par les grosseurs qui les écartaient, toutes les deux comme retournées de bas en haut, la gauche surtout qu’une concrétion de la force d’un petit œuf rendait hideuse. Au coude, du même côté, un dépôt plus volumineux avait déterminé un ulcère. Et c’était à présent l’ankylose complète, ni les pieds ni les mains ne pouvaient servir, les quelques jointures qui jouaient encore à demi, craquaient comme si on avait secoué un sac de billes. À la longue, son corps lui-même semblait s’être pétrifié dans la position qu’il avait adoptée pour mieux endurer le mal, penché en avant, avec une forte déviation à droite ; si bien qu’il avait pris la forme du fauteuil, et qu’il restait ainsi plié et tordu, lorsqu’on le couchait."

jeudi 30 avril 2020

Gracq (vieillissement)


Gracq, Lettrines 2 [1974], Pléiade p. 335 : 
« La surimpression envahissante de ce qui a été sur ce qui est constitue le don mélancolique et pulpeux du vieillissement, qui est, autant qu’une décrépitude physiologique, un décryptement fantomatique du palimpseste que devient avec l’âge le monde familier. Chateaubriand l’a senti venir et s’y est complu plus vite qu’un autre : à partir de quarante ans toutes ses descriptions sont des repeints transparents au dessin premier. Rimbaud l’a rejeté de toutes ses forces dès qu’il a senti son approche (« Départ dans l’affection et le bruit neuf ») toute sa poétique est une rature radicale du sédiment, éidétique ou affectif. Tel quartier — telle maison où j’ai vécu jeune — s’est figé pour moi à une époque que je pourrais dater, et rejette pour moi seul, quand j’y passe le tégument léger dont les années l’ont recouvert, avec le menu geste d’intimité et de mystère d’une femme qui soulève sa voilette. La mer seule balaie en nous cette stratification figée : à son spectacle les années se désaccumulent ; c’est moins sa fraîcheur régénératrice que son refus de cautionner le souvenir qui fait la justesse du vers de Valéry : 'Courons à l’onde en rejaillir vivant'. »

mercredi 29 avril 2020

Simenon (présence de Maigret)


 Simenon, Pietr le Letton (1930-1931) chapitre 2, L’ami des milliardaires, t. 16 p. 370-371 :
« La présence de Maigret au Majestic avait fatalement quelque chose d'hostile. Il formait en quelque sorte un bloc que l'atmosphère se refusait à assimiler. 
Non pas qu'il ressemblât aux policiers que la caricature a popularisés. Il ne portait ni moustaches, ni souliers à fortes semelles. Ses vêtements étaient de laine assez fine, de bonne coupe. Enfin, il se rasait chaque matin et ses mains étaient soignées. 
Mais la charpente était plébéienne. Il était énorme et osseux. Des muscles durs se dessinaient sous le veston, déformaient vite ses pantalons les plus neufs. 
Il avait surtout une façon bien à lui de se camper quelque part qui n'était pas sans avoir déplu à maints de ses collègues eux-mêmes. 
C'était plus que de l'assurance, et pourtant ce n'était pas de l'orgueil. Il arrivait, d'un seul bloc, et dès lors il semblait que tout dût se briser contre ce bloc soit qu'il avançât, soit qu'il restât planté sur ses jambes un peu écartées. 
La pipe était rivée dans la mâchoire. Il ne la retirait pas parce qu'il était au Majestic. Peut-être, au fond, était-ce un parti pris de vulgarité, de confiance en soi ? 
Avec son grand pardessus noir à col de velours, il était impossible de ne pas le repérer tout de suite dans le hall illuminé où les élégantes s'agitaient parmi les traînées de parfum, les rires pointus, les chuchotements, les salutations de style d’un personnel tiré à quatre épingles. 
Il ne s'en souciait pas. Il restait en-dehors du mouvement. Les bruits de jazz, qui lui parvenaient du dancing du sous-sol, se heurtaient à lui comme à une barrière imperméable. »

mardi 28 avril 2020

Tremblay (surprises)


Tremblay (Michel), La grosse Femme d’à côté est enceinte, Actes Sud, chapitre 4 : 
« Elle détacha cinq ‘sacs de surprises’ de leur support en métal et les déposa devant Béatrice. Celle-ci sortit un cinq cennes* de son porte-monnaie et le fit claquer sur la vitre rayée. Les ‘sacs de surprises’ de Marie-Sylvia étaient une véritable institution dans la rue Fabre. Tout le monde en achetait, plus par habitude que par envie, d'ailleurs. Une fois par mois, Marie-Sylvia grattait le fond de ses boîtes de bonbons, entassait devant elle les vestiges ainsi obtenus, bouts de réglisse trop durs ou trop courts pour être vendus, morceaux de suçons de toutes les couleurs, miettes de sucre détachées des cannes blanches et rouges, poussières de chocolat blanchi, et en emplissait des dizaines de petits sacs bruns auxquels elle ajoutait une ‘surprise’, une quelconque babiole sans intérêt ou un bonbon complet et non endommagé, qu'elle vendait ensuite une cenne* chacun. En fait on achetait ces sacs de surprises plus pour écouler son petit change que pour en savourer le contenu. Quelques adultes les jetaient même parfois sur le bord du trottoir sans les ouvrir. Par contre, les enfants, eux, montraient une véritable passion pour ces vieux bonbons qui goûtaient le fond de boîte de carton ou même, souvent, la poussière. Était-ce le mot ‘surprise’ qui agaçait leur curiosité ou seulement le goût morbide pour le sucre que développent souvent les enfants pauvres ? Marie-Sylvia n'aurait pas su le dire et tout ce qui l'intéressait, de toute façon, c'était d'écouler ainsi ses déchets tout en réalisant au bout du mois un raisonnable profit. Tout l'argent qu'elle faisait avec ces restes, elle le mettait dans un bocal à côté de sa caisse : il servait à acheter la nourriture de Duplessis** qui se trouvait par le fait même nourri directement par toute la rue. » 

* cenne : (familier) centime de dollar canadien
** nom du chat (d’après le nom du premier ministre du Québec, Maurice Duplessis)

lundi 27 avril 2020

Barbey (imagination)


Barbey d’Aurevilly, Le Dessous de cartes d'une partie de whist :
(presque début) :
« … j'ai vu dans mon enfance... non, vu n'est pas le mot ! j'ai deviné, pressenti, un de ces drames cruels, terribles, qui ne se jouent pas en public, quoique le public en voie les acteurs tous les jours ; une de ces sanglantes comédies, comme disait Pascal, mais représentées à huis clos, derrière une toile de manoeuvre, le rideau de la vie privée et de l'intimité. Ce qui sort de ces drames cachés, étouffés, que j'appellerai presque à transpiration rentrée, est plus sinistre, et d'un effet plus poignant sur l'imagination et sur le souvenir, que si le drame tout entier s'était déroulé sous vos yeux. Ce qu'on ne sait pas centuple l'impression de ce qu'on sait. Me trompé-je ? Mais je me figure que l'enfer, vu par un soupirail, devrait être plus effrayant que si, d'un seul et planant regard, on pouvait l'embrasser tout entier. »
(presque fin : )
« Le conteur avait fini son histoire, ce roman qu'il avait promis et dont il n'avait montré que ce qu'il en savait, c'est-à-dire les extrémités. L'émotion prolongeait le silence.
Chacun restait dans sa pensée et complétait, avec le genre d'imagination qu'il avait, ce roman authentique dont on n'avait à juger que quelques détails dépareillés. À Paris, où l'esprit jette si vite l'émotion par la fenêtre, le silence, dans un salon spirituel, après une histoire, est le plus flatteur des succès.
«Quel aimable dessous de cartes ont vos parties de whist ! dit la baronne de Saint-Albin, joueuse comme une vieille ambassadrice. - C'est très vrai ce que vous disiez. A moitié montré il fait plus d'impression que si l'on avait retourné toutes les cartes et qu'on eût vu tout ce qu'il y avait dans le jeu.
- C'est le fantastique de la réalité, fit gravement le docteur.
- Ah! dit passionnément Mlle Sophie de Revistal, il en est également de la musique et de la vie. Ce qui fait l'expression de l'une et de l'autre, ce sont les silences bien plus que les accords. »

dimanche 26 avril 2020

Barrie (imagination)


Barrie, Peter Pan (traduction ?) : 
« Le navire le plus charmant qui puisse mouiller dans le bassin est ce qu’on appelle le bateau-bâton, car il ressemble davantage à un bâton avant qu’il ne soit mis à l’eau et que vous ne le teniez par une corde. Alors, tandis que vous faites le tour du bassin en le halant, vous voyez de petits hommes courir sur le pont, et des voiles s’élever par magie et prendre la brise ; et pendant les nuits difficiles vous faites halte dans un confortable petit port inconnu des hautains yachts. La nuit passe en un clin d’œil, et, de nouveau, votre navire élancé met le nez au vent, des baleines surgissent, vous glissez au-dessus de cités englouties, vous vous frottez à des pirates et vous jetez l’ancre auprès d’une île aux coraux. Vous restez tout seul pendant que se déroulent toutes ces aventures, car deux enfants ensemble ne peuvent s’aventurer bien loin sur le Bassin Rond ; et quoique vous puissiez vous parler à vous-même au cours du voyage, donnant des ordres et les exécutant avec célérité, vous ne savez pas, quand le moment de rentrer est venu, où vous avez été ni ce qui a gonflé vos voiles. Votre trésor est pour ainsi dire tout entier enfermé dans vos cales, et il sera peut-être découvert par un autre petit garçon bien des années plus tard. »

Barrie, Peter Pan in Kensington Gardens, p. 7-8 : 
« The sweetest craft that slips her moorings in the Round Pond is what is called a stick-boat, because she is rather like a stick until she is in the water and you are holding the string. Then as you walk round, pulling her, you see little men running about her deck, and sails rise magically and catch the breeze, and you put in on dirty nights at snug harbours which are unknown to the lordly yachts. Night passes in a twink, and again your rakish craft noses for the wind, whales spout, you glide over buried cities, and have brushes with pirates and cast anchor on coral isles. You are a solitary boy while all this is taking place, for two boys together cannot adventure far upon the Round Pond, and though you may talk to yourself throughout the voyage, giving orders and executing them with dispatch, you know not, when it it is time to go home, where you have been or what swelled your sails ; your treasure-trove is all locked away in your hold, so to speak, which will be opened, perhaps, by another little boy many years afterward. »,