[un texte très connu de Proust, en deux versions ; puis la même idée, exprimée peu auparavant par Léon Daudet qui a vigoureusement soutenu Proust ; puis par le peintre bordelais Lhote]
Proust, Le Côté de Guermantes :
« Il y eut un temps où on reconnaissait bien les choses quand c'était Fromentin qui les peignait et où on ne les reconnaissait plus quand c'était Renoir. Les gens de goût nous disent aujourd'hui que Renoir est un grand peintre du XVIII° siècle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu'il en a fallu beaucoup, même en plein XIX°, pour que Renoir fût salué grand artiste. Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre original, l'artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n'est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit : Maintenant, regardez. Et voici que le monde (qui n'a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu'un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l'ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d'autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir, et l'eau, et le ciel : nous avons envie de nous promener dans la forêt pareille à celle qui, le premier jour, nous semblait tout excepté une forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l'univers nouveau et périssable qui vient d'être créé. Il durera jusqu'à la prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou un nouvel écrivain originaux.»
Proust, à propos de Morand, nov. 1920, in Pléiade, Contre Sainte-Beuve etc p. 615 :
« La vérité [...] c'est que de temps en temps, il survient un nouvel écrivain original [...]. Ce nouvel écrivain est généralement assez fatigant à lire et difficile à comprendre parce qu'il unit les choses par des rapports nouveaux. On suit bien jusqu'à la première moitié de la phrase, mais là, on retombe. Et on sent que c'est seulement parce que le nouvel écrivain est plus agile que nous. Or il advient des écrivains originaux comme des peintres originaux. Quand Renoir commença de peindre, on ne connaissait pas les choses qu’il montrait. Il est facile de dire aujourd’hui que c’est un peintre du XVIII° siècle. Mais on omet, en disant cela, le facteur temps, et qu’il en a fallu beaucoup, même en plein XIX°, pour que Renoir fût reconnu grand artiste. Pour y réussir, le peintre original, l’écrivain original, procèdent à la façon des oculistes. Le traitement — par leur peinture, leur littérature — n’est pas toujours agréable. Quand il est fini, ils nous disent : Maintenant regardez. Et voici que le monde, qui n’a pas été créé une fois, mais l’est aussi souvent que survient un nouvel artiste, nous apparaît — si différent de l’ancien— parfaitement clair. Nous adorons les femmes de Renoir, Morand ou Giraudoux, dans lesquelles , avant le traitement, nous nous refusions à voir des femmes. Et nous avons envie de nous promener dans la forêt qui nous avait semblé, le premier jour, tout, excepté une forêt, et par exemple, une tapisserie de mille nuances où manqueraient justement les nuances des forêts. Tel est l'univers périssable et nouveau que crée l'artiste et qui durera jusqu'à ce qu'un nouveau survienne».
Daudet (Léon), Fantômes et vivants (1914), Bouquins pp. 26-27 :
« C'est un art étrange que la peinture où toute nouveauté, plus violemment encore qu'en musique, étonne, rebute, irrite non seulement le public, mais la plupart des amateurs, des critiques et des marchands de tableaux. Puis, au bout de quelques années, les choses se tassent, les œuvres contestées ou raillées prennent leur place et leur rang et quelquefois se muent en chefs-d'œuvre. Ce fut le cas de l'Olympia de Manet, de la Femme en blanc de Whistler, des premières toiles de Renoir, des Monet, des Sisley du début, des premiers dessins de Forain, des premiers bustes de Rodin. L'œil humain, que surprend désagréablement toute modification dans les lignes ou les contours conventionnels, réagit en général par la rébellion. Les gens croient que l'innovateur - lequel n'est souvent qu'un continuateur incompris - se moque d'eux. Seuls quelques très rares esprits, défendus par un goût naturel, aiguisés par la fréquentation des musées et des belles choses, se soustraient à ce réflexe banal. Généralement, dans les premiers temps, une toile sincère paraît laide, une vision originale paraît offensante. [...] Aujourd'hui, ces tableaux alors dédaignés sont hors de prix et il n'est plus un philistin qui ose avouer en public son antipathie pour Renoir, Monet ou Rodin. On ne voit plus, on ne comprend plus la raison de tant de colères ».
Lhote (André), lettre du 13 juillet 1920, à Gabriel Frizeau, cité par R. Coustet in « Solitude et Clairvoyance d'un Collectionneur bordelais, G. Frizeau » (Gazette des Beaux-Arts, mai-juin 1988 p. 330 b) :
« Vous êtes victime de votre isolement dans l'époque actuelle. Vous êtes prisonnier d'une vieille formule, de vos véritables amis : Gauguin, Redon, Lacoste, qui ont accaparé votre sensibilité. De plus, vous vivez retiré, impuissant à renouveler un fond de sensibilité et un sol d'idées que vous imaginez valables en notre époque de renouvellement total. Vous êtes l'homme d'une seule révolution. Vous avez fait la vôtre à une certaine heure et un certain manque d'humilité vous fait imaginer qu'il n'est plus besoin d'en faire d'autre et que ce qui était suffisant pour expliquer l'art d'une époque peut être suffisant pour expliquer l'art d'une nouvelle époque, au regard de laquelle celle qui précède est déjà antédiluvienne. »