samedi 20 mars 2021

Proust (fenêtres)

 Proust, Le Côté de Guermantes : 

"Ce n'est pas à Venise seulement qu'on a de ces points de vue sur plusieurs maisons à la fois qui ont tenté les peintres, mais à Paris tout aussi bien. Je ne dis pas Venise au hasard. C'est à ses quartiers pauvres que font penser certains quartiers pauvres de Paris, le matin, avec leurs hautes cheminées évasées auxquelles le soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs ; c'est tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, et qui fleurit en nuances si variées qu'on dirait, planté sur la ville, le jardin d'un amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem. D'ailleurs l'extrême proximité des maisons aux fenêtres opposées sur une même cour y fait de chaque croisée le cadre où une cuisinière rêvasse en regardant à terre, où plus loin une jeune fille se laisse peigner les cheveux par une vieille à figure, à peine distincte dans l'ombre, de sorcière ; ainsi chaque cour fait pour le voisin de la maison, en supprimant le bruit par son intervalle, en laissant voir les gestes silencieux dans un rectangle placé sous verre par la clôture des fenêtres, une exposition de cent tableaux hollandais juxtaposés."



vendredi 19 mars 2021

Valéry (aube x 2)

Valéry, Mélange, Pléiade 1 p. 312 :

"Aube. Ce n'est pas l'aube. Mais le déclin de la lune, [...] J'aime ce moment si pur, final, initial. [...] On referme respectueusement la nuit. On la replie, on la borde. C'est le coucher et l'assoupissement du moi le plus seul. Le sommeil va se reposer. Les songes le cèdent au rêve réel."


Valéry, Mélange, Colloques, Colloque dans un être, Pléiade 1 p. 360-361 : 

"La nuit se décompose. Elle perd rapidement ses étoiles, et le poison du jour qui vient la pénètre. La lumière s'insinue dans la profonde substance des ténèbres, corrompant sa solennelle unité. Comme des produits de cette corruption, on voit apparaître, çà et là, des ébauches de choses, premiers symptômes des objets et des êtres..."


jeudi 18 mars 2021

Mann (sensibilité)

 Mann (Thomas), La Montagne magique t. 2, VII :


traduction Betz (1924) 

"Nous avons l’obligation religieuse de sentir. Notre sensibilité, comprenez-vous, est la force virile qui éveille la vie. La vie somnole. Elle veut être éveillée pour les noces ivres avec le sentiment divin. Car le sentiment, jeune homme, est divin. L’homme est divin dans la mesure où il est sensible. Il est la sensibilité de Dieu. Dieu l’a créé pour sentir à travers lui. L’homme n’est rien que l’organe par lequel Dieu accomplit ses noces avec la vie réveillée et enivrée. S’il manque à la sensibilité, il manque à Dieu, c’est la défaite de la force virile de Dieu, c’est une catastrophe cosmique, une terreur inimaginable… » 



traduction Oliveira (2016)

« ... d’où les devoirs, les devoirs religieux que nous avons à l’égard des sentiments. Notre sentiment, comprenez-vous, c’est la force virile qui éveille la vie. La vie sommeille, elle veut être réveillée pour fêter des noces ivres avec le sentiment divin. Car le sentiment, jeune homme, est divin. L’homme est divin dans la mesure où il ressent. L’homme est le sentiment de Dieu. Si Dieu l’a créé, c’est pour ressentir par procuration. L’homme n’est que l’organe permettant à Dieu de célébrer son union avec la vie éveillée, enivrée. Tout fiasco fait affront à Dieu, c’est la défaite de la puissance virile de Dieu, une catastrophe cosmique, d’une horreur inconcevable… »


Das labt«, sagte er. »Sie trinken nicht mehr ? Dann erlauben Sie, daß ich mir noch einmal -« Er verschüttete etwas Wein beim abermaligen Einschenken. Das Einschlaglaken seiner Dekke war dunkelrot befleckt. »Ich wiederhole«, sagte er mit erhobener Fingerlanze, während in seiner anderen Hand das Wein- glas zitterte, »ich wiederhole: daher unsere Verpflichtung, unsere religiöse Verpflichtung zum Gefühl. Unser Gefühl, verstehen Sie, ist die Manneskraft, die das Leben weckt. Das Leben schlummert. Es will geweckt sein zur trunkenen Hochzeit mit dem göttlichen Gefühl. Denn das Gefühl, junger Mann, ist göttlich. Der Mensch ist göttlich, sofern er fühlt. Er ist das Gefühl Gottes. Gott schuf ihn, um durch ihn zu fühlen. Der Mensch ist nichts als das Organ, durch das Gott seine Hochzeit mit dem erweckten und berauschten Leben vollzieht. Versagt er im Gefühl, so bricht Gottesschande herein, es ist die Niederlage von Gottes Manneskraft, eine kosmische Katastrophe, ein unausdenkbares Entsetze.


mercredi 17 mars 2021

Leopardi (art)

 Leopardi, Zibaldone, éd. B. Schefer, Allia, 2003 : 

[6 novembre 1820] 

"Les œuvres de génie ont le pouvoir de représenter crûment le néant des choses, de montrer clairement et de faire ressentir l'inévitable malheur de la vie, d'exprimer les plus terribles désespoirs, et d'être néanmoins une consolation pour une âme supérieure accablée, privée d'illusions, en proie au néant, à l'ennui et au découragement ou exposée aux peines les plus amères et les plus mortifères. En effet, les œuvres de génie consolent toujours, raniment l'enthousiasme et, en évoquant et représentant la mort, elles rendent momentanément à l'âme cette vie qu'elle avait perdue : ce que l'âme contemple dans la réalité l'afflige et la tue, ce qu'elle contemple dans les œuvres de génie qui imitent ou évoquent d'une autre manière la réalité des choses, la réjouit et lui redonne vie."



mardi 16 mars 2021

Berlioz (liberté du créateur)

 Berlioz, Mémoires  chap. 54 : 

"J’ai dit à quelle occasion et comment je fis en une nuit, à Vienne également, la marche sur le thème hongrois de Rákóczy. L’effet extraordinaire qu’elle produisit à Pesth m’engagea à l’introduire dans ma partition de Faust, en prenant la liberté de placer mon héros en Hongrie au début de l’action, et en le faisant assister au passage d’une armée hongroise à travers la plaine où il promène ses rêveries. Un critique allemand a trouvé fort étrange que j’aie fait voyager Faust en pareil lieu. Je ne vois pas pourquoi je m’en serais abstenu, et je n’eusse pas hésité le moins du monde à le conduire partout ailleurs, s’il en fût résulté quelque avantage pour ma partition."


rappel du texte de Goethe 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/06/goethe-art_18.html

"(Rubens) se tient au-dessus de la nature et la subordonne à ses fins supérieures. La double lumière est certainement arbitraire, et vous pouvez bien dire que c'est contre nature. Mais si c'est contre nature, je dis en même temps que c'est plus haut que la nature, je dis que le geste hardi du maître révèle ainsi de façon géniale que l'art n'est pas entièrement soumis à la nécessité naturelle, mais qu'il a ses propres lois."


lundi 15 mars 2021

Gide (clarté)

 Gide, Journal, 'Feuillets', ancienne édition Pléiade p. 660 : 

"Toutes les grandes œuvres d'art sont d'assez difficile accès. Le lecteur qui les croit aisées, c'est qu'il n'a pas su pénétrer au cœur de l'œuvre. Ce cœur mystérieux, nul besoin d'obscurité pour le défendre contre une approche trop effrontée ; la clarté y suffit aussi bien. La très grande clarté, comme il advient souvent pour nos plus belles œuvres françaises, de Rameau, de Molière ou de Poussin, est, pour défendre une œuvre, la plus spécieuse ceinture ; on en vient à douter qu'il y ait là quelque secret ; il semble même qu'on en touche le fond d'abord. Mais on revient dix ans après et l'on entre plus avant encore."


Cf., à propos de La Bruyère (Journal, 26 septembre 1926, à Hammamet) :

"Si claire est l'eau de ces bassins, qu'il faut se pencher longtemps au-dessus pour en comprendre la profondeur."


dimanche 14 mars 2021

Proust + L. Daudet + Lhote (innovation picturale)

 [un texte très connu de Proust, en deux versions ; puis la même idée, exprimée peu auparavant par Léon Daudet qui a vigoureusement soutenu Proust ; puis par le peintre bordelais Lhote]


Proust, Le Côté de Guermantes : 

« Il y eut un temps où on reconnaissait bien les choses quand c'était Fromentin qui les peignait et où on ne les reconnaissait plus quand c'était Renoir. Les gens de goût nous disent aujourd'hui que Renoir est un grand peintre du XVIII° siècle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu'il en a fallu beaucoup, même en plein XIX°, pour que Renoir fût salué grand artiste. Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre original, l'artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n'est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit : Maintenant, regardez. Et voici que le monde (qui n'a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu'un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l'ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d'autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir, et l'eau, et le ciel : nous avons envie de nous promener dans la forêt pareille à celle qui, le premier jour, nous semblait tout excepté une forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l'univers nouveau et périssable qui vient d'être créé. Il durera jusqu'à la prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou un nouvel écrivain originaux.» 


Proust, à propos de Morand, nov. 1920, in Pléiade, Contre Sainte-Beuve etc p. 615 : 

« La vérité [...] c'est que de temps en temps, il survient un nouvel écrivain original [...]. Ce nouvel écrivain est généralement assez fatigant à lire et difficile à comprendre parce qu'il unit les choses par des rapports nouveaux. On suit bien jusqu'à la première moitié de la phrase, mais là, on retombe. Et on sent que c'est seulement parce que le nouvel écrivain est plus agile que nous. Or il advient des écrivains originaux comme des peintres originaux. Quand Renoir commença de peindre, on ne connaissait pas les choses qu’il montrait. Il est facile de dire aujourd’hui que c’est un peintre du XVIII° siècle. Mais on omet, en disant cela, le facteur temps, et qu’il en a fallu beaucoup, même en plein XIX°, pour que Renoir fût reconnu grand artiste. Pour y réussir, le peintre original, l’écrivain original, procèdent à la façon des oculistes. Le traitement — par leur peinture, leur littérature — n’est pas toujours agréable. Quand il est fini, ils nous disent : Maintenant regardez. Et voici que le monde, qui n’a pas été créé une fois, mais l’est aussi souvent que survient un nouvel artiste, nous apparaît — si différent de l’ancien— parfaitement clair. Nous adorons les femmes de Renoir, Morand ou Giraudoux, dans lesquelles , avant le traitement, nous nous refusions à voir des femmes. Et nous avons envie de nous promener dans la forêt qui nous avait semblé, le premier jour, tout, excepté une forêt, et par exemple, une tapisserie de mille nuances où manqueraient justement les nuances des forêts. Tel est l'univers périssable et nouveau que crée l'artiste et qui durera jusqu'à ce qu'un nouveau survienne».


Daudet (Léon), Fantômes et vivants (1914), Bouquins pp. 26-27 :

« C'est un art étrange que la peinture où toute nouveauté, plus violemment encore qu'en musique, étonne, rebute, irrite non seulement le public, mais la plupart des amateurs, des critiques et des marchands de tableaux. Puis, au bout de quelques années, les choses se tassent, les œuvres contestées ou raillées prennent leur place et leur rang et quelquefois se muent en chefs-d'œuvre. Ce fut le cas de l'Olympia de Manet, de la Femme en blanc de Whistler, des premières toiles de Renoir, des Monet, des Sisley du début, des premiers dessins de Forain, des premiers bustes de Rodin. L'œil humain, que surprend désagréablement toute modification dans les lignes ou les contours conventionnels, réagit en général par la rébellion. Les gens croient que l'innovateur - lequel n'est souvent qu'un continuateur incompris - se moque d'eux. Seuls quelques très rares esprits, défendus par un goût naturel, aiguisés par la fréquentation des musées et des belles choses, se soustraient à ce réflexe banal. Généralement, dans les premiers temps, une toile sincère paraît laide, une vision originale paraît offensante. [...] Aujourd'hui, ces tableaux alors dédaignés sont hors de prix et il n'est plus un philistin qui ose avouer en public son antipathie pour Renoir, Monet ou Rodin. On ne voit plus, on ne comprend plus la raison de tant de colères ».


Lhote (André), lettre du 13 juillet 1920, à Gabriel Frizeau, cité par R. Coustet in « Solitude et Clairvoyance d'un Collectionneur bordelais, G. Frizeau » (Gazette des Beaux-Arts, mai-juin 1988 p. 330 b) : 

« Vous êtes victime de votre isolement dans l'époque actuelle. Vous êtes prisonnier d'une vieille formule, de vos véritables amis : Gauguin, Redon, Lacoste, qui ont accaparé votre sensibilité. De plus, vous vivez retiré, impuissant à renouveler un fond de sensibilité et un sol d'idées que vous imaginez valables en notre époque de renouvellement total. Vous êtes l'homme d'une seule révolution. Vous avez fait la vôtre à une certaine heure et un certain manque d'humilité vous fait imaginer qu'il n'est plus besoin d'en faire d'autre et que ce qui était suffisant pour expliquer l'art d'une époque peut être suffisant pour expliquer l'art d'une nouvelle époque, au regard de laquelle celle qui précède est déjà antédiluvienne. »