Goethe, Conversations avec Eckermann, traduction Jean Chuzeville, Gallimard p. 511-513 :
« Il posa devant moi un paysage de Rubens. ‘Sans doute avez-vous déjà vu chez moi cette gravure ; mais on ne regarde jamais assez les chefs-d'œuvre. Et cette fois il s'agit de quelque chose de très particulier. […] Tous ces objets que nous voyons ici représentés : le troupeau de moutons, la charrette de foin, les chevaux, les travailleurs qui rentrent des champs, de quel côté sont-ils éclairés ?
- Il reçoivent ta lumière, dis-je, sur le côté tourné vers nous et projettent l'ombre vers l'intérieur du tableau. Surtout les paysans qui rentrent, au premier plan, sont en pleine lumière, ce qui produit un bel effet.
- Mais d'où Rubens a-t-il donc tiré ce bel effet ?
- Du fait, répondis-je, qu'il fait apparaître ces figures claires sur un fond sombre.
- Mais ce fond sombre, insista Goethe, d'où vient-il ?
- C’est l'ombre puissante que projette le groupe d'arbres devant les personnages. Tiens, mais comment cela ? poursuivis-je avec étonnement, les figures projettent leur ombre vers l'intérieur du tableau ? le groupe d'arbres, au contraire, projette la sienne vers le spectateur ? Nous avons ainsi la lumière de deux côtés opposés, ce qui est contraire à la nature !
- C’est là précisément le point, fit Goethe avec un léger sourire. C'est par là que Rubens se manifeste grand et montre qu'avec son libre génie, il se tient au-dessus de la nature et la subordonne à ses fins supérieures. La double lumière est certainement arbitraire, et vous pouvez bien dire que c'est contre nature. Mais si c'est contre nature, je dis en même temps que c'est plus haut que la nature, je dis que le geste hardi du maître révèle ainsi de façon géniale que l'art n'est pas entièrement soumis à la nécessité naturelle, mais qu'il a ses propres lois.
Sans doute, poursuivit Goethe, l’artiste doit dans les détails imiter fidèlement et religieusement la nature ; dans la structure des os, dans la disposition des tendons et des muscles d’un animal, il ne doit rien altérer suivant son bon plaisir de peur d’en gâter le caractère particulier et de détruire la nature. Mais dans les régions supérieures de l’art, où le tableau devient à proprement parler un tableau, l’artiste a un jeu plus libre et peut même recourir aux fictions, comme Rubens l’a fait dans ce paysage à double lumière […] L’artiste veut parler au monde par le moyen d’un tout ; or ce tout, il ne le trouve pas dans la nature ; c’est le fruit de son propre génie. »