samedi 22 mai 2021

Walser (peinture)


Walser (R.), Lettre d’un peintre à un poète, éd. Zoé, 2006, p. 14-15 :

"Tout varie sans cesse, à chaque heure du jour, matin, midi et soir, et [...] l’air en soi est déjà quelque chose de très singulier, d’étrange, de fluide, qui baigne toutes choses, qui revêt n’importe quel objet d’une foule d’aspects déconcertants, et qui métamorphose les formes comme par enchantement. Imagine à présent le pinceau et la palette, toute la lenteur de l’outil, du labeur artisanal grâce auxquels le peintre impétueux, impatient, est censé happer les mille beautés singulières, vagues, éparpillées ici et là et qui souvent ne font qu’effleurer le regard, afin de les enfermer dans quelque chose de solide, de durable, de les recréer en images vivantes, fulgurantes, jaillissant avec puissance du plus profond de l’âme du tableau : alors tu comprendras ce combat, alors tu comprendras qu’il y ait tremblement ! Ah, s’il suffisait de l’amour que nous ressentons, s’il suffisait de la joie, de l’idée satisfaite, séduisante, et d’une simple aspiration, s’il suffisait de désirer ardemment, de bon cœur, s’il suffisait d’une pure et béate contemplation !" 

jeudi 20 mai 2021

Woolf (vieillir)

 

Woolf, Mrs Dalloway

1

The compensation of growing old, Peter Walsh thought, coming out of Regent's Park, and holding his hat in hand, was simply this; that the passions remain as strong as ever, but one has gained--at last!--the power which adds the supreme flavour to existence,--the power of taking hold of experience, of turning it round, slowly, in the light.

traduction Pasquier, Folio p. 165 : 

"L’avantage de vieillir, se disait-il, en sortant de Regent’s Park, son chapeau à la main, c’est tout simplement que les passions demeurent aussi vives qu’auparavant, mais qu’on a acquis – finalement – la faculté qui donne à l’existence sa saveur suprême, la faculté de prendre ses expériences et de les faire tourner, lentement, à la lumière."  

traduction David :

"L’avantage de vieillir, pensa Peter Walsh en sortant de Regent’s Park son chapeau à la main, ne consiste qu’en ceci : les passions demeurent aussi fortes qu’autrefois, mais on a acquis – enfin ! – la faculté qui ajoute à l’existence la suprême saveur, la faculté de se saisir de l’expérience et de la retourner, lentement, dans la lumière."


2

Having done things millions of times enriched them, though it might be said to take the surface off. The past enriched, and experience, and having cared for one or two people, and so having acquired the power which the young lack, of cutting short, doing what one likes, not caring a rap what people say and coming and going without any very great expectations.

traduction Pasquier p. 278

"D’avoir fait les choses des milliers de fois, cela les enrichissait, même si l’on pouvait dire que cela les mettait à nu. Le passé vous enrichissait, et l’expérience, et le fait d’avoir aimé une ou deux personnes, et d’avoir ainsi acquis un pouvoir qui manque aux gens jeunes, celui de savoir trancher, de faire ce qu’on a envie de faire, en se fichant pas mal de ce que les gens peuvent dire, de renoncer aux grandes espérances."

traduction David : 

« Avoir fait les choses des millions de fois les enrichit, cependant l’on peut dire que cela enlève la surface. Le passé enrichit, et l’expérience, et aussi d’avoir aimé une ou deux personnes ; on acquiert alors le pouvoir que les jeunes n’ont pas, de couper court, de faire ce que l’on veut, de ne pas se soucier de ce que les gens disent et d’aller et de venir sans grandes espérances »


mercredi 19 mai 2021

Fitzgerald (dépression)

 Fitzgerald, La Fêlure (The Crack-upincipit, trad. Mayoux ou Aury : 

"Toute vie est bien entendu un processus de démolition, mais les atteintes qui font le travail à coups d’éclat – les grandes poussées soudaines qui viennent ou semblent venir du dehors, celles dont on se souvient, auxquelles on attribue la responsabilité des choses, et dont on parle à ses amis aux instants de faiblesse, n’ont pas d’effet qui se voie tout de suite. Il existe des coups d’une autre espèce, qui viennent du dedans – qu’on ne sent que lorsqu’il est trop tard pour y faire quoi que ce soit, et qu’on s’aperçoit définitivement que dans une certaine mesure on ne sera plus jamais le même. La première espèce de rupture donne l’impression de se produire vite – l’autre se produit sans presque qu’on le sache, mais on en prend conscience vraiment d’un seul coup."


Of course all life is a process of breaking down, but the blows that do the dramatic side of the work — the big sudden blows that come, or seem to come, from outside— the ones you remember and blame things on and, in moments of weakness, tell your friends about, don’t show their effect all at once. There is another sort of blow that comes from within — that you don’t feel until it’s too late to do anything about it, until you realize with finality that in some regard you will never be as good a man again. The first sort of breakage seems to happen quick — the second kind happens almost without your knowing it but is realized suddenly indeed.


Léger (cubisme)

 Léger (Fernand), lettre à Louis Poughon, 23 novembre 1916 :

 "À tous ces ballots qui se demandent si je suis ou serai encore cubiste en rentrant, tu peux leur dire que bien plus que jamais. Il n'y a pas plus cubiste qu'une guerre comme celle-là qui te divise plus ou moins proprement un bonhomme en plusieurs morceaux et qui l'envoie aux quatre coins cardinaux. [...] J’adore Verdun, cette vieille ville toute en ruines avec son calme impressionnant. Il y a dans ce Verdun des sujets tout à fait inattendus et bien faits pour réjouir mon âme de cubiste. Par exemple, tu trouves un arbre avec une chaise pe[r]chée dessus. Les gens dits sensés te traiteront de fou si tu leur présentes un tableau composé de cette façon. Pourtant, il n’y a qu’à copier. Verdun autorise toutes les fantaisies picturales. [...] Verdun académie du cubisme."


mardi 18 mai 2021

Kerouac (dépersonnalisation)

 

Kerouac, Sur la route, Folio, 2010, trad. Kamoun, pp. 170-171 : 

"Je suis donc allé au YMCA, mais il n’y avait plus de chambres, alors mon instinct m’a conduit le long des voies ferrées, pas ce qui manque à Des Moines, et je me suis retrouvé dans une vieille auberge sinistre [...]. Je me suis réveillé à l’heure, où le soleil rougissait, et ça a été la seule fois précise de ma vie, le seul moment tellement bizarre, où je n’ai plus su qui j’étais... Loin de chez moi, hanté, fatigué du voyage, dans une chambre d’hôtel à bon marché que je n’avais jamais vue, j’entendais les trains cracher leur fumée, dehors, et les boiseries de l’hôtel craquer, les pas, à l’étage au-dessus, tous ces bruits mélancoliques, je regardais les hauts plafonds fissurés, et pendant quelques secondes de flottement je n’ai plus su qui j’étais. Je n’avais pas peur, j’étais simplement quelqu’un d’autre, étranger à moi-même ; toute ma vie était hantée, une vie de fantôme... J’avais traversé la moitié de l’Amérique, je me trouvais sur le fil, entre l’est de ma jeunesse et l’ouest de mon avenir, c’est peut-être pour ça que ça s’est passé là et pas ailleurs, en cet étrange après-midi rouge. Mais il fallait que je me remette en route, au lieu de pleurer sur mon sort, alors j’ai pris mon sac, j’ai dit au revoir au vieil aubergiste assis à côté de son crachoir, et je suis allé casser la croûte. J’ai mangé de la tarte au pommes et de la glace ; la qualité s’améliorait à mesure que je m’enfonçais dans l’Iowa, la tarte était plus grosse, la glace plus crémeuse. Cet après-midi-là, à Des Moines, partout où je regardais, j’ai vu des hordes de jeunes beautés, qui rentraient du lycée ; mais j’avais autre chose à penser, et je me promettais de me rattraper à Denver."


So I went to the Y to get a room ; they didn’t have any, and by instinct I wandered down to the railroad tracks — and there’re a lot of them in Des Moines — and wound up in a gloomy old Plains inn of a hotel 

by the locomotive roundhouse, and spent a long day sleeping on a big clean hard white bed with dirty remarks carved in the wall beside my pillow and the beat yellow windowshades pulled over the smoky scene of the railyards. [...] I woke up as the sun was reddening ; and that was the one distinct time in my life, the strangest moment of all, when I didn’t know who I was — I was far away from home, haunted and tired with travel, in a cheap hotel room I’d never seen, hearing the hiss of steam outside, and the creak of the old wood of the hotel, and footsteps upstairs, and all the sad sounds, and I looked at the cracked high ceiling and really didn’t know who I was for about fifteen strange seconds. I wasn’t scared ; I was just somebody else, some stranger, and my whole life was a haunted life, the life of a ghost. I was halfway across America, at the dividing line between the East of my youth and the West of my future, and maybe that’s why it happened right there and then, that strange red afternoon. But I had to get going and stop moaning, so I picked up my bag, said so long to the old hotelkeeper sitting by his spittoon, and went to eat. I ate apple pie and ice cream - it was getting better as I got deeper into Iowa, the pie bigger, the ice cream richer. There were the most beautiful bevies of girls everywhere I looked in Des Moines that afternoon— they were coming home from high school—but I had no time now for thoughts like that and promised myself a ball in Denver.


lundi 17 mai 2021

Woolf + Nabokov + Anouilh + Calet (séparation amoureuse)


Woolf, Mrs Dalloway (traduction Pasquier) Folio p. 236-237 : 

"Comme une bête privée de langage qu’on a amenée près d’une barrière dans un but inconnu, et qui se tient là, n’ayant qu’une envie, celle de repartir au galop, Elizabeth Dalloway restait assise, muette. Est-ce que Miss Kilman allait encore dire quelque chose ?

« Ne m’oubliez pas tout à fait », dit Doris Kilman. Sa voix tremblotait. Aussitôt la bête fila au galop jusqu’à l’autre bout du champ.

La grande main s’ouvrit et se referma.

Elizabeth tourna la tête. La serveuse arriva. Il fallait payer à la caisse, dit Elizabeth, et elle partit, tirant derrière elle, c’est comme cela que Miss Kilman ressentit la chose, les entrailles de son corps, les étirant sur toute la longueur de la pièce, puis, l’achevant d’un dernier coup sec, elle fit un signe de tête poli, et sortit.

Elle était partie. Miss Kilman restait assise devant le guéridon de marbre, au milieu des éclairs, assaillie, une fois, deux fois, trois fois, par une douleur brusque et lancinante. Elle était partie. Mrs Dalloway avait gagné. Elizabeth était partie. La beauté était partie, et la jeunesse."


Like some dumb creature who has been brought up to a gate for an unknown purpose, and stands there longing to gallop away, Elizabeth Dalloway sat silent. Was Miss Kilman going to say anything more?

"Don't quite forget me," said Doris Kilman; her voice quivered. Right away to the end of the field the dumb creature galloped in terror.

The great hand opened and shut.

Elizabeth turned her head. The waitress came. One had to pay at the desk, Elizabeth said, and went off, drawing out, so Miss Kilman felt, the very entrails in her body, stretching them as she crossed the room, and then, with a final twist, bowing her head very politely, she went.

She had gone. Miss Kilman sat at the marble table among the éclairs, stricken once, twice, thrice by shocks of suffering. She had gone. Mrs. Dalloway had triumphed. Elizabeth had gone. Beauty had gone, youth had gone."



Nabokov, L'Enchanteur (traduction Barbedette) Pléiade t. 2 p. 561 : 

"L’arrivée de la fillette, sa respiration, ses jambes, ses cheveux, tout ce qu’elle faisait, soit se gratter la jambe et y laisser des marques blanches, soit lancer très haut en l’air une petite balle noire, soit enfin l’effleurer avec son coude nu alors qu’elle s’asseyait sur le banc – tout cela (tandis qu’il semblait absorbé dans une conversation agréable) évoquait la sensation intolérable d’une communion sanguine, dermique et multivasculaire avec elle, comme si la bissectrice monstrueuse aspirant tous les sucs des profondeurs de son être se prolongeait en elle, pareille aux pulsations d’une ligne pointillée, comme si cette fillette était en train de pousser en dehors de lui, comme si avec chaque mouvement insouciant elle tiraillait et secouait ses propres racines vitales implantées dans les entrailles de son être à lui, si bien que, lorsqu’elle changeait de position brutalement ou bien décampait en vitesse, il éprouvait une sensation de déchirement, un arrachement barbare, et une perte momentanée de l’équilibre : tout à coup on voyage dans la poussière sur le dos, la nuque cogne par terre jusqu’au moment où l’on se retrouve pendu par les entrailles."


« The girl’s arrival, her breathing, her legs, her hair, everything she did, whether it was scratching a shin and leaving white marks on it, or throwing a small black ball high in the air, or brushing against him with a bare elbow as she seated herself on the bench—all of it (while he appeared engrossed in pleasant conversation) evoked an intolerable sensation of sanguine, dermal, multivascular communion with her, as if the monstrous bisector pumping all the juices from the depths of his being extended into her like a pulsating dotted line, as if this girl were growing out of him, as if, with every carefree movement, she tugged and shook her vital roots implanted in the bowels of his being, so that, when she abruptly changed position or rushed off, he felt a yank, a barbarous pluck, a momentary loss of equilibrium : suddenly you are traveling through the dust on your back, banging the back of your head, on your way to being strung up by your insides.

 

Anouilh, L'Orchestre p. 299 : 

"C'est un morceau de moi. quand il s'enlève, je ne suis plus entière et j'ai plus qu'à attendre qu'il veuille bien revenir. Pour me compléter. [...] C'est pour ça qu'il les aura, ses six balles, s'il fait mine d'aller bavarder ailleurs ! Pan ! Pan ! Pan ! Pan ! Pan ! Pan !"

 

Calet, La Fièvre des polders, chap. 24 :
"Le bateau s’écartait de côté, lentement. Odilia ressentait un arrachement de peau et d’entrailles. Le bateau tirait, déchirait. Une atroce douleur, quand Siska-la-paille avait extrait la sonde de son corps. »
 


dimanche 16 mai 2021

Leiris (musique)

 Leiris, Journal :

"La musique me déplaît parce qu'elle ne rejoint jamais la réalité, ne met en jeu ni des idées ni des objets, et constitue par suite le type même de l'Art. L'usage de la musique n'est guère plus recommandable que celui du tabac et des stupéfiants.

La musique ne peut jamais être mystérieuse puisqu'elle reste complètement en dehors du monde de notre connaissance et n'a par conséquent aucune influence sur notre conception de l'univers et de notre destinée personnelle. 

[Ajouté : La musique ne peut jamais être mystérieuse puisqu'en elle il n'y a pas de jeu entre le plan spirituel ou interne et le plan naturel ou externe. Elle ne peut avoir aucune influence sur notre conception de l'univers et de notre destinée personnelle. Tout en elle est sur un seul plan, ce qui est caractéristique de sa divinité. C'est pourquoi nous n'en voulons pas, nous qui sommes athées.]

Les peintres qui pensaient devoir écarter de leur art tout élément représentatif abaissaient la peinture au rang de la musique."