samedi 27 août 2022

Céline (enfants)

Céline, Guignol's band 1 Pléiade p. 106 :

"Mutine fringante fillette aux muscles d'or !... Santé plus vive !... bondis fantasque d'un bout à l'autre de nos peines ! Tout au commencement du monde, les fées devaient être assez jeunes pour n'ordonner que des folies... La terre alors tout en merveilles capricieuse et peuplée d'enfants tout à leurs jeux et petits riens et tourbillons et pacotilles ! Rires éparpillent !... Danses de joie !... rondes emportent !

Je me souviens tout comme hier de leurs malices... de leurs espiègles farandoles au long de ces rues de détresse en ces jours de peine et de faim.

Je me souviens tout comme hier de leurs malices… de leurs espiègles farandoles le long de ces rues de détresse en ces jours de peine et de faim. Grâce soit de leur souvenir ! Frimousses mignonnes ! Lutins au fragile soleil ! Misère ! Vous vous élancerez toujours pour moi, gentiment à tourbillons, anges riants au miroir de l’âge, telles en vos ruelles autrefois dès que je fermerai les yeux… au moment lâche où tout s’efface… Ainsi sera la Mort par vous dansante encore un petit peu… "


vendredi 26 août 2022

Nabokov (révolu)

Nabokov, L’Exploit Pléiade t. 1 p. 663-664 : 

"On disait que la seule chose au monde qu'aimait cet Anglais c'était la Russie. Beaucoup de gens ne comprenaient pas pourquoi il n'était pas resté là-bas. La réponse de Moon à ce genre de question était invariablement la même : « Demandez à Robertson (l'orientaliste) pourquoi il n'est pas resté à Babylone. » Quelqu'un objectait alors fort à propos que Babylone n'existait plus. Moon hochait la tête et souriait sans rien dire, l'air espiègle. Il voyait dans l'insurrection bolchevique quelque chose de définitif, d'irrévocable. Tout en reconnaissant volontiers qu'à la longue, une fois franchies les phases préliminaires, une certaine civilisation pourrait se développer en « Union soviétique », il affirmait néanmoins que la Russie en tant que telle était finie et ne se répéterait pas, qu'on pouvait la prendre dans les bras comme une splendide amphore et la mettre dans une vitrine. Le pot de terre que l’on fabriquait maintenant là-bas n'avait rien de commun avec cette amphore. La guerre civile lui semblait absurde : d'un côté on se battait pour le spectre du passé, de l'autre pour le spectre de l'avenir, et, pendant ce temps-là, Archibald Moon avait tranquillement subtilisé la Russie et l'avait enfermée à clé dans son bureau. Il admirait ce caractère irrévocable des choses, teinté par le bleu des eaux et le porphyre transparent de la poésie de Pouchkine. Depuis près de deux ans maintenant, il travaillait à une Histoire de la Russie en langue anglaise, et il espérait condenser le tout en un gros volume. Une épigraphe évidente : "A thing of beauty is a joy for ever" [...]."


They said the only thing this Englishman loved in the world was Russia. Many people could not understand why he had not remained there. Moon’s reply to questions of that kind would invariably be: “Ask Robertson” (the orientalist) “why he did not stay in Babylon.” The perfectly reasonable objection would be raised that Babylon no longer existed. Moon would nod with a sly, silent smile. He saw in the Bolshevist insurrection a certain clear-cut finality. While he willingly allowed that, by-and-by, after the primitive phases, some civilization might develop in the “Soviet Union,” he nevertheless maintained that Russia was concluded and unrepeatable, that you could embrace it like a splendid amphora and put it behind glass. The clay kitchen pot now being baked there had nothing in common with it. The civil war seemed absurd to him: one side fighting for the ghost of the past, the other for the ghost of the future, and meanwhile Archibald Moon quietly had stolen Russia and locked it up in his study. He admired this finality. It was colored by the blue of waters and the transparent porphyry of Pushkin’s poetry. For nearly two years now he had been working on an English-language history of Russia, and he hoped to squeeze it all into one plump volume. An obvious motto : “A thing of beauty is a joy for ever" [...].



jeudi 25 août 2022

Goncourt (Chardin)

Goncourt, La Gazette des Beaux-Arts : 

"Chez lui [Chardin], point d'arrangement ni de convention : il n'admet pas le pré­jugé des couleurs amies ou ennemies. Il ose, comme la nature même, les couleurs les plus contraires. Et cela sans les mêler, sans les fondre : il les pose à côté l'une de l'autre, il les oppose dans leur franchise. Mais s'il ne mêle pas ses couleurs, il les lie, les assemble, les corrige, les caresse avec un travail systématique de reflets, qui, tout en laissant la franchise à ses tons posés, semble envelopper chaque chose de la teinte et de la lumière de tout ce qui l'avoisine. Sur un objet peint de n'importe quelle couleur, il met toujours quelque ton, quelque lueur vive des objets environnants. À bien regarder, il y a du rouge dans ce verre d'eau, du rouge dans ce tablier bleu, du bleu dans ce linge blanc. C'est de là, de ces rappels, de ces échos continus, que se lève à distance l'harmonie de tout ce qu'il peint, non la pauvre harmonie misérablement tirée de la fonte des tons, mais cette grande harmonie des consonances, qui ne coule que de la main des maîtres."



mercredi 24 août 2022

Michaux (autrui)

 MichauxPassages : 

"La présence réelle oblige l'observateur à un certain « maintien », une politesse, une fierté, un raidissement, parfois une hostilité, une domination, enfin une intervention qui, si minime qu'elle soit, contrecarre l'abandon désirable à la dégustation d'autrui. Si l'ensemble des hommes et des femmes était sur-le-champ statufié dans leur chair, et dans l'attitude du moment, je crois que je mourrais presque de joie à parcourir le monde où je pourrais les contempler et en faire enfin cent fois le tour sans me gêner, avec la dévotion, l'impudence et la minutie du vrai contemplatif."


mardi 23 août 2022

Jünger (pays)

Jünger, La guerre comme expérience intérieure, éd. Bourgois, p. 135 : 

"Voilà qu’ils en viennent au pays. C’est leur grand thème de conversation numéro deux. Comme d’autres divisent l’univers entre la vie et l’écriture, la clarté et la ténèbre, le bien et le mal, le beau et le laid, ils divisent leur univers entre la guerre et le pays. Quand ils disent « à la maison » ou « chez nous », ce n’est pas qu’ils pensent à une quelconque tache de couleur sur la carte. Le pays, c’est le coin où ils jouaient étant enfants, le gâteau du dimanche que la mère a mis au four, la petite chambre sur le derrière, les gravures au-dessus du divan, un rayon de soleil par la fenêtre, le jeu de quilles chaque jeudi que Dieu fait, la mort dans son lit avec nécrologie dans les journaux, cortège funèbre et hauts-de-forme dodelinant derrière. Le pays n’est pas un slogan : ce n’est qu’un petit mot modeste, mais c’est aussi la poignée de terre où leur âme s’enracine. L’Etat, la nation sont des concepts flous, mais ils savent ce que pays veut dire. Le pays, c’est le sentiment que la plante est capable d’éprouver."


lundi 22 août 2022

Gracq (animaux)

Gracq, Lettrines : 

"Presque sous les pieds gicle de partout au coin des sentes le lourd giflement d’ailes du faisan, poussif et ronflant comme une motocyclette à l’allumage, le petit trot basculant et mécanique du lapin secoue et fait étinceler à travers l’herbe les menus derrières candides – l’écureuil flotte et se déroule de branche en branche comme un souple boa de plumes rousses, presque immatériel, le hérisson retourne du museau, avec lenteur et sagacité, le tapis de feuilles sèches. Chaque promenade – et le sentier méandreux vous déroute très vite, vous dévoie du monde habité, – devient une merveilleuse escapade au royaume des fables, où l’on avance le cœur battant un peu au coin de chaque layon ; le passage de l’homme au milieu de la sauvagerie ne propage ici à très courte distance qu’une très faible onde d’alarme, vite refermée derrière lui comme un sillage dans la mer. Cette longue promenade de fin de journée sous le beau soleil jaune et oblique était à proprement parler délicieuse, et la vue la plus approchée jusqu’ici que je connaisse des jardins d’Éden."


dimanche 21 août 2022

Giono (route)

Giono, Regain I, III : 

"La route monte accompagnée par les deux files de platanes. Les maisons ne vont pas plus loin que le détour. Là, elles disent « au revoir » et elles restent assises au bord des prés ; elles regardent la route qui part, vers le large des terres. Les platanes vont encore un peu jusqu'au milieu de la côte, mais, là, ils s'arrêtent aussi. Alors, la petite route s'en va toute seule. D'un beau coup de rein, elle saute le mamelon et, adieu, elle est partie."