vendredi 26 août 2022

Nabokov (révolu)

Nabokov, L’Exploit Pléiade t. 1 p. 663-664 : 

"On disait que la seule chose au monde qu'aimait cet Anglais c'était la Russie. Beaucoup de gens ne comprenaient pas pourquoi il n'était pas resté là-bas. La réponse de Moon à ce genre de question était invariablement la même : « Demandez à Robertson (l'orientaliste) pourquoi il n'est pas resté à Babylone. » Quelqu'un objectait alors fort à propos que Babylone n'existait plus. Moon hochait la tête et souriait sans rien dire, l'air espiègle. Il voyait dans l'insurrection bolchevique quelque chose de définitif, d'irrévocable. Tout en reconnaissant volontiers qu'à la longue, une fois franchies les phases préliminaires, une certaine civilisation pourrait se développer en « Union soviétique », il affirmait néanmoins que la Russie en tant que telle était finie et ne se répéterait pas, qu'on pouvait la prendre dans les bras comme une splendide amphore et la mettre dans une vitrine. Le pot de terre que l’on fabriquait maintenant là-bas n'avait rien de commun avec cette amphore. La guerre civile lui semblait absurde : d'un côté on se battait pour le spectre du passé, de l'autre pour le spectre de l'avenir, et, pendant ce temps-là, Archibald Moon avait tranquillement subtilisé la Russie et l'avait enfermée à clé dans son bureau. Il admirait ce caractère irrévocable des choses, teinté par le bleu des eaux et le porphyre transparent de la poésie de Pouchkine. Depuis près de deux ans maintenant, il travaillait à une Histoire de la Russie en langue anglaise, et il espérait condenser le tout en un gros volume. Une épigraphe évidente : "A thing of beauty is a joy for ever" [...]."


They said the only thing this Englishman loved in the world was Russia. Many people could not understand why he had not remained there. Moon’s reply to questions of that kind would invariably be: “Ask Robertson” (the orientalist) “why he did not stay in Babylon.” The perfectly reasonable objection would be raised that Babylon no longer existed. Moon would nod with a sly, silent smile. He saw in the Bolshevist insurrection a certain clear-cut finality. While he willingly allowed that, by-and-by, after the primitive phases, some civilization might develop in the “Soviet Union,” he nevertheless maintained that Russia was concluded and unrepeatable, that you could embrace it like a splendid amphora and put it behind glass. The clay kitchen pot now being baked there had nothing in common with it. The civil war seemed absurd to him: one side fighting for the ghost of the past, the other for the ghost of the future, and meanwhile Archibald Moon quietly had stolen Russia and locked it up in his study. He admired this finality. It was colored by the blue of waters and the transparent porphyry of Pushkin’s poetry. For nearly two years now he had been working on an English-language history of Russia, and he hoped to squeeze it all into one plump volume. An obvious motto : “A thing of beauty is a joy for ever" [...].