Balzac, Préface du Cabinet des Antiques (1839) :
« Beaucoup de gens à qui les ressorts de la vie, vue dans son ensemble, sont familiers, ont prétendu que les choses ne se passaient pas en réalité comme l'auteur les présente dans ses fictions, et l'accusent ici de trop intriguer ses scènes, là d'être incomplet. Certes la vie réelle est trop dramatique ou pas assez souvent littéraire. Le vrai souvent ne serait pas vraisemblable, de même que le vrai littéraire ne saurait être le vrai de la nature. Ceux qui se permettent de semblables observations, s'ils étaient logiques, voudraient, au théâtre, voir les acteurs se tuer réellement.
Ainsi, le fait vrai qui a servi à l'auteur dans la composition du Cabinet des Antiques a eu quelque chose d'horrible. Le jeune homme a paru en cour d'assises, a été condamné, a été marqué ; mais il s'est présenté dans une autre circonstance, à peu près semblable, des détails moins dramatiques, peut-être, mais qui peignaient mieux la vie de province. Ainsi le commencement d'un fait et la fin d'un autre ont composé ce tout. Cette manière de procéder doit être celle d'un historien des mœurs : sa tâche consiste à fondre les fait analogues dans un seul tableau, n'est-il pas tenu de donner plutôt l'esprit que la lettre des événements, il les synthétise. Souvent il est nécessaire de prendre plusieurs caractères semblables pour arriver à en composer un seul, de même qu'il se rencontre des originaux où le ridicule abonde si bien, qu'en les dédoublant, ils fournissent deux personnages. Souvent la tête d'un drame est très éloignée de sa queue. La nature qui avait très bien commencé son oeuvre à Paris, et l'avait finie d'une manière vulgaire, l'a supérieurement achevé ailleurs. Il existe un proverbe italien qui rend à merveille cette observation : ‘Cette queue n'est pas de ce chat’ (Questa coda non è di questo gatto.) La littérature se sert du procédé qu'emploie la peinture, qui, pour faire une belle figure, prend les mains de tel modèle, le pied de tel autre, la poitrine à celui-ci, les épaules de celui-là. L'affaire du peintre est de donner la vie à ces membres choisis et de la rendre probable. S'il vous copiait une femme vraie, vous détourneriez la tête »