Gide, Ainsi soit-il, Gallimard, L’Imaginaire pp. 66-67 :
"Je parviens bien difficilement, bien rarement, à avoir le même âge tous les jours. [...] Comprend-on quelle serait la situation de quelqu'un qui, à son réveil, saurait pouvoir, dans le courant du jour, tantôt disposer de rentes abondantes, et tantôt se sentirait réduit presque à la mendicité. Comment oser prendre des engagements lorsqu'on doute si on sera à même de les tenir ? L'inconfiance en soi peut devenir paralysante. Ne pas pouvoir compter sur soi. Celui qui vient au rendez-vous, sera-t-il le même que celui qui l'a pris ? D'où mes retraits, mes dérobades, mes fuites, mon apparente versatilité. Ne pas reconnaître les autres, passe encore ; mais ne pas se reconnaître soi-même, que c'est gênant ! Laissez-moi donc me retirer du jeu, par crainte de vous faire faux bond. Aujourd'hui, je vous parlerais volontiers ; demain je risque de ne trouver rien à vous dire"
Mallet (Robert), Une mort ambiguë 1955 p. 12-13 :
« Claudel […] était de cette espèce qui ne se laisse pas plus influencer par la réprobation que par l'éloge. Il était imperméable. Gide en concluait un peu trop vite qu'il était sectaire. Claudel était simplement Claudel, tandis que Gide pouvait être successivement ou simultanément lui-même, Claudel ou n'importe qui. L'un faisait penser à un bloc de pierre sculpté en taille directe, l'autre à une masse de glaise susceptible d'être continuellement révisée pour peu qu'on prît la précaution de la maintenir dans un suffisant état d'humidité. Cette précaution, Gide la prenait lui-même. Il entourait son buste de linges mouillés et découvrait son effigie dès qu'une chance de variante s'offrait à lui. Il obtenait des autres et de lui-même les rectifications désirées et s'empressait de réenvelopper son buste, donnant aux spectateurs non avertis l'impression fausse qu'il voulait protéger ses traits définitifs, alors qu'il ne s'agissait que de préserver la malléabilité de sa pâte (sa « disponibilité », comme il disait). Cela contribuait à son mystère. Si on l'avait perdu de vue, même très peu de temps, on était incapable de savoir quelle version de son image était dissimulée sous les linges. Aussi était-on facilement porté, lors de la réapparition suivante, à crier au reniement, à la tromperie, à la duplicité. Les habitués parlaient de métamorphose. Cette glaise avait toujours besoin d'un coup de pouce, sinon d'un coup de main, pour prendre conscience de ce qu'elle pouvait être. »