Claudel, Richard Wagner, Rêverie d’un poète français, Pléiade Prose p. 864-865 :
« - C’est drôle, pourquoi est-ce que je pense à Wagner ce soir ? D’où me vient le sombre écho de cette musique qui jadis m’empoisonnait le cœur, du fond d’un passé là-bas plus lointain que la mer et que l’Asie ? Est-ce le vent dans ces grands arbres dépouillés ? Est-ce ce couchant dramatique qui là-bas ensanglante l’horizon ?
- Si chaque homme a un son de voix particulier, c’est qu’il l’accorde sur un certain diapason intérieur.
- Que voulez-vous dire ?
- Tout peintre a une certaine couleur préférée ou plutôt fondamentale, un certain rapport, par exemple, chez Delacroix, le cri du rouge contre le vert, et ce bleu-jaune chez Véronèse. De même chez le musicien il y a un certain timbre vital à quoi tout le reste vient s’accorder.
- Alors pour Wagner il n’y a pas de doute, ce timbre vital, cet instrument essentiel que tous les autres viennent enrichir et amplifier, c’est le Cor.
- Vous rappelez-vous quand nous étions enfants à Bar-le-Duc, le soir près du canal, comme nous l’écoutions derrière les sapins, là-bas au fond de la forêt ?
- Précisément le Cor a pour caractère de ne pas donner un son pur. Son rauque appel, ou, comme dit Baudelaire, ses ‘fanfares étranges’, sont toutes chargées d’harmoniques.
- Le Cor est l’instrument romantique par excellence. Arnim, Weber, de Vigny. Et le seul intérêt de la pièce en France qui inaugure le théâtre romantique est le Cor qu’on entend à la fin et qui détermine la résorption des personnages.
- Vous oubliez cette phrase poignante de la Huitième Symphonie (qui d’ailleurs est tout entière dominée par le Cor soutenu des sombres colorations de la contrebasse), ce rauque sanglot, le passé avec nous, ce qui est à la fois et ce qui n’est plus, ce qui n’a jamais été ! un signal du côté de là-bas avec un accent de douleur et d’interrogation !
- La Huitième Symphonie, me disiez-vous, est le Défi à la Vieillesse. . - Oui, il y a cela, c’est cela et autre chose.
- Ainsi le Cor serait l’instrument du Passé ?
- Plus que le passé, l’irréparable ! le coucou dans la forêt, ces choses que nous avons perdues et que nous ne reverrons plus jamais, les choses que nous avons manquées sans le savoir, cette étrange voix qui dit notre nom en vain, le paradis de tristesse, l’amour aux prises avec le temps, le château dans la montagne, ces délices derrière nous dont nous sommes séparés par une distance infranchissable ! cette étreinte mortelle.
- Déjà dans Beethoven...
- Beethoven n’est pas la nostalgie, mais la possession de ce paradis de l’absence, l’étude du bonheur, la possession de la béatitude, l’Éternité qui fait passer le temps entre ses doigts, - de la béatitude, oui, mais avec le mot Jamais qui ne cesse pas d’être sous-entendu. Et que c’est un rêve, et que, malgré les prières qui nous pressent et ces preuves qu’une touche exquise nous fournit, l’indication déchirante que nous ne resterons pas ici et que nous ne sommes ici que par un transfert incompréhensible, et qu’entre cette éternité latérale et la vie il y a un abîme dont la limite est tracée par celle du son !
- Il est vrai, tout l’art du XIXe siècle chez les meilleurs et les plus grands, c’est le paradis perdu. Pendant que l’action vulgaire et vaine se déchaîne, on dirait qu’ils sont paralysés et qu’ils écoutent.
- Et je n’ai rien dit du désespoir de Chopin, Orphée désespérément essayant d’arracher Eurydice à l’enlacement sonore !
- Cette passion de l’époque pour l’histoire est également un signe. On dirait qu’il y a un trésor perdu, voyez ces gens fouillant les archives, déchiffrant les grimoires, remuant la terre, comme des héritiers à la recherche d’un testament. »