dimanche 12 juillet 2020

Gogol (sobriquets)


Gogol, Les Âmes mortes chap. 5 :

[traduction Charrière 1859]
« Le peuple russe s’exprime avec énergie, avec tant d’énergie que, s’il gratifie une fois quelqu’un d’une appellation selon son cœur, ce quelqu’un en a pour lui et sa race à traîner le sobriquet après lui dans la carrière du service, dans la retraite, et en voyage et à Pétersbourg, et au bout du monde. [...] 
Ce qui a été bien et finement dit, c’est comme ce qui a été bien et finement écrit : la hache émousserait son tranchant à le vouloir détruire. Et quelle finesse et quelle force ne sent-on pas dans tout ce qui, jusqu’à cette heure, est sorti du fond de la Russie, de ces lieux où il n’a pénétré rien d’allemand, rien de finnois, rien du dehors, et où tout respire le vif, sain, gaillard et natif esprit russe, qui ne va pas chercher un mot dans l’auge du voisin de stalle pour prendre la peine de le couver, mais le crée spontanément tout d’une pièce et vous le colle au front comme un éternel et admirable signalement, si bien qu’il est inutile d’y mentionner quel nez, quelles lèvres, quel pelage, quels signes particuliers… car le personnage signalé a été d’un seul trait saisi au vif ; il est vivant des pieds à la tempe, et pour cela il n’a fallu qu’un mot, mais un mot russe. »

[Traduction Mongault 1925]
« Le peuple russe a des mots à l’emporte-pièce. Donne-t-il un surnom à quelqu’un, celui-ci le laissera à ses descendants, le traînera tout le long de sa carrière, à Pétersbourg, au bout du monde. Il aura beau finasser, trancher du gentilhomme, [payer des généalogistes pour lui attribuer une origine princière, peine perdue : le sobriquet, obstiné corbeau, croassera de toute la puissance de son gosier et dévoilera la provenance de l’oiseau]. [passage censuré]
Tout comme une sentence écrite, un mot bien senti ne saurait s’abattre à coups de hache. Et quelle finesse, quelle force ne sent-on pas dans tout ce qui sort des profondeurs de la Russie, là où la race se révèle pure de tout alliage, allemand, finnois ou autre ; où règne l’esprit russe, vif, hardi, primesautier, cet esprit qui n’a pas la langue dans sa poche, ne couve pas ses mots comme une poule ses poussins, mais vous les applique une bonne fois comme un passeport à vie : inutile d’ajouter ensuite la forme de votre nez ou de vos lèvres, un trait vous portraiture de la tête aux pieds ! »