samedi 5 septembre 2020

Alain (âme)

 

Alain, Définitions, § Âme p. 1031 : 

"L'âme c'est ce qui refuse le corps. Par exemple ce qui refuse de fuir quand le corps tremble, ce qui refuse de frapper quand le corps s'irrite, ce qui refuse de boire quand le corps a soif, ce qui refuse de prendre quand le corps désire, ce qui refuse d'abandonner quand le corps a horreur. Ces refus sont des faits de l'homme. Le total refus est la sainteté ; l'examen avant de suivre est la sagesse ; et cette force de refus, c'est l'âme. Le fou n'a aucune force de refus ; il n'a plus d'âme. On dit aussi qu'il n'a plus conscience, et c'est vrai. Qui cède absolument à son corps soit pour frapper, soit pour fuir, soit seulement pour parler, ne sait plus ce qu'il fait ni ce qu'il dit. On ne prend conscience que par une opposition de soi à soi. Exemple : Alexandre à la traversée d'un désert reçoit un casque plein d'eau ; il remercie et le verse par terre devant toute l'armée. Magnanimité ; âme, c'est-à-dire grande âme. Il n'y a point d'âme vile ; mais seulement on manque d'âme. Ce beau mot ne désigne nullement un être, mais toujours une action. »


vendredi 4 septembre 2020

Bourget (beuvisme)

 BourgetPages de critique I, p. 294 sq :

« M. de Spoelberch* était un des rares élèves d'un maître qui aurait dû, semble-t-il, en laisser beaucoup, tant sa méthode fut excellente : Sainte-Beuve. On compte ceux qui l'ont vraiment suivie. L'auteur des Lundis définissait la critique : une botanique morale. Il voulait qu'avant de juger une œuvre, l'analyste littéraire essayât de la comprendre, et d'abord de la situer, de noter dans leur détail les moindres circonstances où elle se produisit. Une telle étude comporte des recherches qui ne sauraient être trop minutieuses, sur la biographie de l'écrivain, ses hérédités, sa famille, ses amis, son temps, les étapes de son labeur, recherches appuyées sur des documents vérifiés. Il suffit d'avoir approché quelques hommes célèbres, pour savoir combien une telle enquête est difficile. Presque toutes les anecdotes sont controuvées, presque toutes les légendes défigurées, les ‘mots’ truqués, les témoins incompétents ou prévenus. Tous les Mémoires sont faussés involontairement, ceux d'un Chateaubriand ou d'une George Sand, aussi bien que ceux d'un Maxime du Camp ou d'un Edouard Grenier. Les lettres intimes, dont notre époque est si friande, sont la pire source d'erreur. Elles exigent une mise au point presque toujours impossible. Il faudrait y discerner - par quel procédé ? - l'humeur du moment, les réserves forcées, les exagérations suggérées, ici par l'attitude morale du correspondant, là par une causerie qui n'est pas rapportée, les illusions d'optique tantôt à demi sincères, d'autres fois systématiquement mensongères. Les journaux personnels, les ‘Cahiers rouges’ comme celui de Benjamin Constant, ou comme les Souvenirs d'égotisme de Beyle, deviennent inexacts, dans leur franchise la plus crue, par un manque de perspective. Ce qu'ils racontent n'a pas sa vraie valeur, à cause de ce qu'ils omettent. Une immense besogne de réduction est nécessaire pour que les renseignements en apparence les plus authentiques prennent leur place, se raccordent les uns aux autres. L'évidence de ces difficultés explique la quasi-solitude du seul historien littéraire qu'ait eu le dix-neuvième siècle. Elle fait comprendre pourquoi ses plus remarquables successeurs ont abandonné cette investigation, naturaliste et scientifique, qu'il a réussie, quarante ans durant, par un miracle inégalé de génie inductif. »


* Charles de Spoelberch de Lovenjoul s'est consacré, entre autres, à réunir et conserver la documentation balzacienne.

jeudi 3 septembre 2020

Nabokov (personnages de fiction)


Nabokov, Lolita II, XXVII, trad. Couturier :
« J'ai maintes fois constaté combien nous sommes enclins à doter nos amis de cette stabilité de caractère qu'acquièrent les personnages littéraires dans l'esprit du lecteur. Nous avons beau ouvrir encore et encore Le Roi Lear, jamais nous ne verrons le bon roi en grande bacchanale taper bruyamment sur la table avec sa chope, tous ses chagrins oubliés, à l'occasion de joyeuses retrouvailles avec ses trois filles et leur chien de salon. Jamais Emma ne se rétablira, ranimée par les sels sympathiques contenus dans les larmes opportunes du père de Flaubert. Quelque évolution que puisse subir tel ou tel personnage populaire entre les couvertures du livre, son destin est tracé une fois pour toutes dans nos esprits ; de la même façon, nous nous attendons que nos amis suivent tel ou tel schéma de comportement logique et conventionnel que nous leur avons tracé. Ainsi X ne composera-t-il jamais la musique immortelle qui détonnerait par rapport aux symphonies de second ordre auxquelles il nous a accoutumés. Y ne commettra jamais de meurtre. En aucune circonstance Z ne saurait nous trahir. Tout est parfaitement bien réglé dans nos esprits, et moins nous voyons telle personne en particulier et plus nous sommes heureux de constater, chaque fois que nous entendons parler d'elle, à quel point elle se conforme servilement à la notion que nous avons d'elle. Tout écart dans les destins que nous avons décrétés nous semblerait non seulement anormal mais immoral. Nous préférerions ne pas avoir connu du tout notre voisin, le marchand de hot dogs en retraite, s'il s'avérait qu'il vient de produire le plus merveilleux recueil de poésies qu'ait connu son époque. »

« I have often noticed that we are inclined to endow our friends with the stability of type that literary characters acquire in the reader’s mind. No matter how many times we reopen “King Lear,” never shall we find the good king banging his tankard in high revelry, all woes forgotten, at a jolly reunion with all three daughters and their lapdogs. Never will Emma rally, revived by the sympathetic salts in Flaubert’s father’s timely tear. Whatever evolution this or that popular character has gone through between the book covers, his fate is fixed in our minds, and, similarly, we expect our friends to follow this or that logical and conventional pattern we have fixed for them. Thus X will never compose the immortal music that would clash with the second-rate symphonies he has accustomed us to. Y will never commit murder. Under no circumstances can Z ever betray us. We have it all arranged in our minds, and the less often we see a particular person the more satisfying it is to check how obediently he conforms to our notion of him every time we hear of him. Any deviation in the fates we have ordained would strike us as not only anomalous but unethical. We would prefer not to have known at all our neighbor, the retired hot-dog stand operator, if it turns out he has just produced the greatest book of poetry his age has seen. »

mercredi 2 septembre 2020

Viollet-Leduc (insertion)


Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècles, 1854-1868, tome 8 : 
« Que l’on reconstruise le Parthénon sur la butte Montmartre, nous le voulons bien…, le Parthénon avec ses proportions, sa silhouette, sa grâce fière, moins l’Acropole, moins le ciel, l’horizon et la mer de l’Attique, moins la population athénienne… ; mais enfin ce sera toujours le Parthénon. Ce sera le lion placé dans un jardin d’acclimatation. Mais arracher au Parthénon son ordre dorique, et plaquer cette dépouille le long d’un mur percé de fenêtres, quel nom donner à cette fantaisie barbare ? que devient alors le style du monument grec ? Et, ce que nous disons pour le Parthénon, ne peut-on le dire également de tous ces emprunts faits à peu près au hasard ? Croit-on que le style d’un édifice s’émiette avec ses membres ? que chacun d’eux conserve une parcelle du style que l’ensemble possédait ? Non : en édifiant des monuments avec des bribes recueillies de tous côtés, en Grèce, en Italie, dans des arts éloignés de notre temps et de notre civilisation, nous n’accumulons que des membres de cadavres ; en arrachant ces membres au corps qui les possédait, nous leur ôtons la vie, et nous ne pouvons en recomposer une œuvre vivante. »

mardi 1 septembre 2020

Tchékhov (vie)


Tchékhov, Les trois Sœurs Acte IV (GF 239-240 ; ici, autre trad.) : 
« Ah! Où est-il, où est-il parti, tout mon passé, quand j'étais jeune, gai, intelligent, quand mes rêves et mes pensées touchaient à tout ce qui est beau et élevé, quand mon présent et mon avenir étaient éclairés d'espoir ? Pourquoi, à peine commence-t-on à vivre, est-on déjà ennuyeux, terne, inintéressant, paresseux, indiffé­rent, bon à rien et malheureux, pourquoi... ? Cette ville existe depuis deux cents ans, il y a cent mille habitants, et pas un seul qui ne soit pareil aux autres, pas un enthousiaste, ni dans le passé, ni dans le présent, pas un savant, pas un artiste, personne qui se distingue un tant soit peu, un homme qui susciterait l'envie ou le désir passionné de l'imiter... Chacun ne fait que manger, boire, dormir et puis, il meurt... et d'autres naissent, et à leur tour, ils ne font que manger, boire, dormir et, pour ne pas s'abrutir d'ennui, ils agrémentent leur vie de ragots dégoûtants, de vodka, de cartes, de chicane et les femmes trompent leurs maris, et les maris font hypocritement semblant de ne rien voir, de ne rien entendre, et cette influence répugnante et irrésistible pèse sur les enfants, étouffe en eux l'étincelle divine et ils deviennent, à leur tour, des cadavres semblables les uns aux autres et aussi pitoyables que leurs pères et mères… »

lundi 31 août 2020

Jünger (égalisation)


Jünger, Traité du sablier p. 179-180 : 
« [Le] cliché […] n’est pas seulement convertible à volonté, mais se tire à des millions d’exemplaires. Tel est le monde dont nous sommes aujourd’hui environnés. Il n’a rien à voir avec celui de la nature, car, bien qu’un arbre puisse porter des millions de feuilles, qui se ressemblent à s’y méprendre, aucune d’elles n’est reproduite, en ce sens du terme. Les cultures ignorent également cette sorte de reproduction, car en elles, les œuvres sont produits de l’esprit et de la main, et chez nous, produits, de l’intellect et de la forme morte, qui enclôt aussi le temps mort. D’où la différence entre deux édifices, l’un ancien, l’autre moderne, lors même que l’on cherche à reconstituer l’ancien dans les moindres détails de ses proportions. Mais il faut noter que les unités d’autrefois étaient calculées ad hoc, tandis que le mètre est né d’une abstraction. L’homme se sent et se meut plus à l’aise dans un espace auquel le pied, l’empan et la coudée donnaient ses mesures. » 

Das Sanduhrbuch
Das Klischee endlich ist nicht nur beliebig vertausdibar, sondern auch beliebig reproduzierbar, millionenfach. Das ist die Welt, von der wir heute umgeben sind. Sie hat nichts mit der natürlichen zu schaffen, denn obwohl ein Baum Millionen Blätter tragen kann, die alle sich zum Verwechseln ähneln, ist keines in diesem Sinne reproduziert. Auch die Kulturen kennen nidit diese Art von Reproduktion, denn in ihnen werden die Gebilde durch den Geist und die Hand geschaffen, bei uns durdi den Verstand und die tote Form, zu der audi die tote Zeit gehört. Darauf beruht der Unterschied zwischen einem alten Bauwerk und einem neuen, auch wenn man dieses neue unter genauer Innehaltung der alten Maße wiederherzustellen versucht. Dabei ist anzumerken, daß die alten Maße ad hoc gestimmt waren, während der Meter ausgeklügelt ist. Der Mensdi fühlt und bewegt sidi besser in einem Räume, dem Fuß, Hand und Elle das Maß gaben.

dimanche 30 août 2020

Flaubert (Alhambra)


Flaubert, L’Éducation sentimentale, I, V : 
« Veux-tu que je t’en fasse connaître, des femmes ? Tu n’as qu’à venir à l’Alhambra. » (C’était un bal public ouvert récemment au haut des Champs-Élysées, et qui se ruina dès la seconde saison, par un luxe prématuré dans ce genre d’établissements.) « On s’y amuse à ce qu’il paraît. Allons-y ! Tu prendras tes amis si tu veux ; je te passe même Regimbart !
Frédéric n’invita pas le Citoyen. Deslauriers se priva de Sénécal. Ils emmenèrent seulement Hussonnet et Cisy avec Dussardier ; et le même fiacre les descendit tous les cinq à la porte de l’Alhambra.
Deux galeries moresques s’étendaient à droite et à gauche, parallèlement. Le mur d’une maison, en face, occupait tout le fond, et le quatrième côté (celui du restaurant) figurait un cloître gothique à vitraux de couleurs. Une sorte de toiture chinoise abritait l’estrade où jouaient les musiciens ; le sol autour était couvert d’asphalte, et des lanternes vénitiennes accrochées à des poteaux formaient, de loin, sur les quadrilles une couronne de feux multicolores. Un piédestal, çà et là, supportait une cuvette de pierre, d’où s’élevait un mince filet d’eau. On apercevait dans les feuillages des statues en plâtre, Hébés ou Cupidons tout gluants de peinture à l’huile ; et les allées nombreuses, garnies d’un sable très jaune soigneusement ratissé, faisaient paraître le jardin beaucoup plus vaste qu’il ne l’était. »