Bourget, Pages de critique I, p. 294 sq :
« M. de Spoelberch* était un des rares élèves d'un maître qui aurait dû, semble-t-il, en laisser beaucoup, tant sa méthode fut excellente : Sainte-Beuve. On compte ceux qui l'ont vraiment suivie. L'auteur des Lundis définissait la critique : une botanique morale. Il voulait qu'avant de juger une œuvre, l'analyste littéraire essayât de la comprendre, et d'abord de la situer, de noter dans leur détail les moindres circonstances où elle se produisit. Une telle étude comporte des recherches qui ne sauraient être trop minutieuses, sur la biographie de l'écrivain, ses hérédités, sa famille, ses amis, son temps, les étapes de son labeur, recherches appuyées sur des documents vérifiés. Il suffit d'avoir approché quelques hommes célèbres, pour savoir combien une telle enquête est difficile. Presque toutes les anecdotes sont controuvées, presque toutes les légendes défigurées, les ‘mots’ truqués, les témoins incompétents ou prévenus. Tous les Mémoires sont faussés involontairement, ceux d'un Chateaubriand ou d'une George Sand, aussi bien que ceux d'un Maxime du Camp ou d'un Edouard Grenier. Les lettres intimes, dont notre époque est si friande, sont la pire source d'erreur. Elles exigent une mise au point presque toujours impossible. Il faudrait y discerner - par quel procédé ? - l'humeur du moment, les réserves forcées, les exagérations suggérées, ici par l'attitude morale du correspondant, là par une causerie qui n'est pas rapportée, les illusions d'optique tantôt à demi sincères, d'autres fois systématiquement mensongères. Les journaux personnels, les ‘Cahiers rouges’ comme celui de Benjamin Constant, ou comme les Souvenirs d'égotisme de Beyle, deviennent inexacts, dans leur franchise la plus crue, par un manque de perspective. Ce qu'ils racontent n'a pas sa vraie valeur, à cause de ce qu'ils omettent. Une immense besogne de réduction est nécessaire pour que les renseignements en apparence les plus authentiques prennent leur place, se raccordent les uns aux autres. L'évidence de ces difficultés explique la quasi-solitude du seul historien littéraire qu'ait eu le dix-neuvième siècle. Elle fait comprendre pourquoi ses plus remarquables successeurs ont abandonné cette investigation, naturaliste et scientifique, qu'il a réussie, quarante ans durant, par un miracle inégalé de génie inductif. »
* Charles de Spoelberch de Lovenjoul s'est consacré, entre autres, à réunir et conserver la documentation balzacienne.