Nabokov, Lolita II, XXVII, trad. Couturier :
« J'ai maintes fois constaté combien nous sommes enclins à doter nos amis de cette stabilité de caractère qu'acquièrent les personnages littéraires dans l'esprit du lecteur. Nous avons beau ouvrir encore et encore Le Roi Lear, jamais nous ne verrons le bon roi en grande bacchanale taper bruyamment sur la table avec sa chope, tous ses chagrins oubliés, à l'occasion de joyeuses retrouvailles avec ses trois filles et leur chien de salon. Jamais Emma ne se rétablira, ranimée par les sels sympathiques contenus dans les larmes opportunes du père de Flaubert. Quelque évolution que puisse subir tel ou tel personnage populaire entre les couvertures du livre, son destin est tracé une fois pour toutes dans nos esprits ; de la même façon, nous nous attendons que nos amis suivent tel ou tel schéma de comportement logique et conventionnel que nous leur avons tracé. Ainsi X ne composera-t-il jamais la musique immortelle qui détonnerait par rapport aux symphonies de second ordre auxquelles il nous a accoutumés. Y ne commettra jamais de meurtre. En aucune circonstance Z ne saurait nous trahir. Tout est parfaitement bien réglé dans nos esprits, et moins nous voyons telle personne en particulier et plus nous sommes heureux de constater, chaque fois que nous entendons parler d'elle, à quel point elle se conforme servilement à la notion que nous avons d'elle. Tout écart dans les destins que nous avons décrétés nous semblerait non seulement anormal mais immoral. Nous préférerions ne pas avoir connu du tout notre voisin, le marchand de hot dogs en retraite, s'il s'avérait qu'il vient de produire le plus merveilleux recueil de poésies qu'ait connu son époque. »
« I have often noticed that we are inclined to endow our friends with the stability of type that literary characters acquire in the reader’s mind. No matter how many times we reopen “King Lear,” never shall we find the good king banging his tankard in high revelry, all woes forgotten, at a jolly reunion with all three daughters and their lapdogs. Never will Emma rally, revived by the sympathetic salts in Flaubert’s father’s timely tear. Whatever evolution this or that popular character has gone through between the book covers, his fate is fixed in our minds, and, similarly, we expect our friends to follow this or that logical and conventional pattern we have fixed for them. Thus X will never compose the immortal music that would clash with the second-rate symphonies he has accustomed us to. Y will never commit murder. Under no circumstances can Z ever betray us. We have it all arranged in our minds, and the less often we see a particular person the more satisfying it is to check how obediently he conforms to our notion of him every time we hear of him. Any deviation in the fates we have ordained would strike us as not only anomalous but unethical. We would prefer not to have known at all our neighbor, the retired hot-dog stand operator, if it turns out he has just produced the greatest book of poetry his age has seen. »