samedi 23 janvier 2021

Rousseau (extases 2)

 Rousseau, Confessions XII p. 642 :

"J'ai toujours aimé l'eau passionnément, et sa vue me jette dans une rêverie délicieuse quoique souvent sans objet déterminé. Je ne manquais point à mon lever, lorsqu'il faisait beau, de courir sur la terrasse humer l'air salubre et frais du matin, et planer des yeux sur l'horizon de ce beau lac, dont les rives et les montagnes qui le bordent enchantaient ma vue. Je ne trouve point de plus digne hommage à la Divinité que cette admiration muette qu'excite la contemplation de ses oeuvres, et qui ne s'exprime point par des actes développés. Je comprends comment les habitants des villes, qui ne voient que des murs, des rues, et des crimes, ont peu de foi ; mais je ne puis comprendre comment des campagnards, et surtout des solitaires, peuvent n'en point avoir. Comment leur âme ne s'élève-t-elle pas cent fois le jour avec extase à l'auteur des merveilles qui les frappent ? Pour moi, c'est toujours à mon lever, affaissé par mes insomnies, qu'une longue habitude me porte à ces élévations de coeur qui n'imposent point la fatigue de penser. Mais il faut pour cela que mes yeux soient frappés du ravissant spectacle de la nature. Dans ma chambre, je prie plus rarement et plus sèchement : mais à l'aspect d'un beau paysage, je me sens ému sans pouvoir dire de quoi. J'ai lu qu'un sage évêque, dans la visite de son diocèse, trouva une vieille femme qui, pour toute prière, ne savait dire que 'Ô !' Il lui dit : 'Bonne mère, continuez de prier toujours ainsi ; votre prière vaut mieux que les nôtres.' Cette meilleure prière est aussi la mienne."



vendredi 22 janvier 2021

Rousseau (extases 1)

 Rousseau, lettre à Malesherbes  26 janvier 1762 : 

"Bientôt de la surface de la terre j'élevais mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l'Etre incompréhensible qui embrasse tout. Alors, l'esprit perdu dans cette immensité, je ne pensais pas, je ne raisonnais pas, je ne philosophais pas ; je me sentais avec une sorte de volupté accablé du poids de cet univers, je me livrais avec ravissement à la confusion de ces grandes idées, j'aimais à me perdre en imagination dans l'espace, mon cœur resserré dans les bornes des êtres s'y trouvait trop à l'étroit, j’étouffais dans l'univers, j'aurais voulu m'élancer dans l'infini. Je crois que si j'eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui, dans l'agitation de mes transports, me faisait écrier quelquefois : "Ô grand Etre ! Ô grand Etre !" sans pouvoir dire ni penser rien de plus."



jeudi 21 janvier 2021

Nerval (révélation)

 Nerval, Aurélia I, IV : 

"[...] La terre est elle-même un corps matériel dont la somme des esprits est l’âme. La matière ne peut pas plus périr que l’esprit, mais elle peut se modifier selon le bien et selon le mal. Notre passé et notre avenir sont solidaires. Nous vivons dans notre race, et notre race vit en nous. 

Cette idée me devint aussitôt sensible, et, comme si les murs de la salle se fussent ouverts sur des perspectives infinies, il me semblait voir une chaîne non interrompue d’hommes et de femmes en qui j’étais et qui étaient moi-même ; les costumes de tous les peuples, les images de tous les pays apparaissaient distinctement à la fois, comme si mes facultés d’attention s’étaient multipliées sans se confondre, par un phénomène d’espace analogue à celui du temps qui concentre un siècle d’action dans une minute de rêve. Mon étonnement s’accrut en voyant que cette immense énumération se composait seulement des personnes qui se trouvaient dans la salle et dont j’avais vu les images se diviser et se combiner en mille aspects fugitifs."



mercredi 20 janvier 2021

Diderot (nature et art)

 Diderot, Essai sur la peinture, III, Pléiade 1951 p. 1126 ;   OC CFL t. 6 p. 268 :

"S’il nous arrive de nous promener aux Tuileries, au Bois de Boulogne, ou dans quelque endroit écarté des Champs-Elysées, sous quelques-uns de ces vieux arbres épargnés parmi tant d'autres qu'on a sacrifiés au parterre et à la vue de l'hôtel de Pompadour, s'il nous arrive de nous promener, sur la fin d'un beau jour, au moment où le soleil plonge ses rayons obliques à travers la masse touffue de ces arbres, dont les branches entremêlées les arrêtent, les renvoient, les brisent, les rompent, les dispersent sur les troncs, sur la terre, entre les feuilles, et produisent autour de nous une variété infinie d'ombres fortes, d'ombres moins fortes, de parties obscures, moins obscures, éclairées, plus éclairées, tout à fait éclatantes : alors les passages de l'obscurité à l'ombre, de l'ombre à la lumière, de la lumière au grand éclat, sont si doux, si touchants, si merveilleux, que l'aspect d'une branche, d'une feuille, arrête l'œil et suspend la conversation au moment même le plus intéressant. Nos pas s’arrêtent involontairement ; nos regards se promènent sur la toile magique, et nous nous écrions : “Quel tableau ! oh ! que cela est beau !”. Il semble que nous considérions la nature comme le résultat de l’art ; et, réciproquement, s’il arrive que le peintre nous répète le même enchantement sur la toile, il semble que nous regardions l’effet de l’art comme celui de la nature. Ce n’est pas au Salon, c’est dans le fond d’une forêt, parmi les montagnes que le soleil ombre et éclaire, que Loutherbourg et Vernet sont grands." 



mardi 19 janvier 2021

Chabrier (unité)

Chabrier, lettre de 1882-1883 : 

“Au total, c’est surtout la forme du livret d’opéra qui a vieilli. Depuis Meyerbeer, c’est toujours le même livret [...] une conversation musicale pendant quatre actes comme on la réclame aujourd’hui doit conduire à une monotonie désespérante : vous avez trois personnages, chacun d’eux a son motif typique ; avec trois motifs symphoniquement développés, vous devez faire votre ouvrage. Voilà ce qu’on veut. Ça m’est égal, je peux le faire, il est certain que l’unité d’une œuvre y gagne ; c’est une entité, mais c’est aussi au détriment de la variété et du rythme, et de mille formes que veut revêtir cet art sublime et dont on se passe bénévolement. Berlioz, français avant tout, il n’était pas vieux jeu à son époque, en mettait-il de la variété, de la couleur, du rythme dans la Damnation, Roméo, L’Enfance du Christ. Ça manque d’unité, vous répond-on ? moi je réponds “merde” ; si pour être un il est fatal d’être ennuyeux, je préfère être deux, trois, quatre, dix, vingt. Je préfère avoir dix couleurs sur ma palette et broyer tous les tons. Et pour cela je ne veux pas refaire éternellement primo un acte d’exposition, secondo, l’acte des dindes avec vocalises de reines, troisièmement l’acte du ballet avec le sempiternel final qui rebrouille les cartes ; quatrièmement, le duo d’amour de rigueur, cinquièmement [...]. 

Sous prétexte d’unité, j’allais dire d’uniformité il y a dans Wagner des quarts d’heures de musique ou récit absolu dont tout être sincère sans parti-pris dépourvu de fétichisme doit trouver chaque minute longue d’un siècle. Ça, je le prouverai, la partition à la main, quand on voudra. On s’en fout. Ce sont des soudures comme sous l’ancien régime pour arriver à des passages plus intéressants, et pas toujours. Moi je veux que ce soit beau partout, et le beau prend 36 formes. S’il ne faut traiter que le gris perle ou le jaune serin avec leurs nuances, ça ne me suffit pas. Et sur le catalogue du Bon Marché, il y a 300 nuances rien que dans les gris perle. Un peu de rouge, nom de Dieu, à bas les gniou-gniou, jamais la même teinte, de la variété, de la forme, de la vie par dessus tout, et de la naïveté si c’est possible, et c'est ça le plus dur !"


lundi 18 janvier 2021

Souriau (degrés d'existence)

 Souriau (Emile), 'Du mode d'existence de l'œuvre à faire', in Les différents Modes d’existence, p. 196 : 

"Rien, pas même nous, ne nous est donné autrement que dans une sorte de demi-jour, dans une pénombre où s'ébauche de l'inachevé, où rien n'a ni plénitude de présence, ni évidente patuité*, ni total accomplissement, ni existence plénière. Cette table que je touche, ces murailles qui nous enclosent, moi qui vous parle et chacun de vous si vous vous interrogez à ce sujet, rien de tout cela n'a une existence assez fortement prononcée pour que nous puissions la trouver d'une intensité assouvissante. Dans l'atmosphère de l'expérience concrète, un être quelconque n'est jamais saisi ou expérimenté qu'à mi-chemin d'une oscillation entre ce minimum et ce maximum de son existence (pour parler comme Giordano Bruno) qui, à dire vrai, ne nous sont guère que suggérés par le sentiment de cette oscillation, de l'accroissement ou de la diminution des lumières ou des ténèbres de ce demi-jour, de cette pénombre existentielle dont je parlais tout à l'heure. L'existence est-elle jamais un bien qu'on possède ? N'est-elle pas bien plutôt une prétention et un espoir ? Si bien qu'à la question : « Cet être existe-t-il ? » il est prudent d'admettre qu'on ne peut guère répondre selon le couple du Oui ou Non, mais bien plutôt selon celui du Plus ou Moins."


* "fait de ressentir par empathie"

dimanche 17 janvier 2021

Proust (paratonnerre)

 Proust, À l'Ombre des jeunes filles en fleurs : 

"Cette reprise des relations d'amitié ne dura que le temps d'aller jusque chez les Swann : non pas parce que leur maître d'hôtel, lequel m'aimait beaucoup, me dit que Gilberte était sortie (je sus en effet, dès le soir même, que c'était vrai, par des gens qui l'avaient rencontrée), mais à cause de la façon dont il me le dit : « Monsieur, Mademoiselle est sortie, je peux affirmer à Monsieur que je ne mens pas. Si Monsieur veut se renseigner, je peux faire venir la femme de chambre. Monsieur pense bien que je ferais tout ce que je pourrais pour lui faire plaisir et que si Mademoiselle était là, je mènerais tout de suite Monsieur auprès d'elle. » Ces paroles, de la sorte qui est la seule importante, involontaires, nous donnant la radiographie au moins sommaire de la réalité insoupçonnable que cacherait un discours étudié, prouvaient que dans l'entourage de Gilberte on avait l'impression que je lui étais importun ; aussi, à peine le maître d'hôtel les eut-il prononcées, qu'elles engendrèrent chez moi de la haine à laquelle je préférai donner comme objet au lieu de Gilberte, le maître d'hôtel ; il concentra sur lui tous les sentiments de colère que j'avais pu avoir pour mon amie ; débarrassé d'eux grâce à ces paroles, mon amour subsista seul."