samedi 7 janvier 2023

Cros (absinthe)

Cros, L’heure verte (in Le coffret de santal) :


Comme bercée en un hamac

La pensée oscille et tournoie,

A cette heure où tout estomac

Dans un flot d’absinthe se noie.


Et l’absinthe pénètre l’air,

Car cette heure est toute émeraude.

L’appétit aiguise le flair

De plus d’un nez rose qui rôde.


Promenant le regard savant

De ses grands yeux d’aigues-marines,

Circé cherche d’où vient le vent

Qui lui caresse les narines.


Et, vers des dîners inconnus,

Elle court à travers l’opale

De la brume du soir. Vénus

S’allume dans le ciel vert-pâle.



vendredi 6 janvier 2023

La Ville de Mirmont (pluie)

La Ville de Mirmont (Jean de), Les Dimanches de Jean Dézert : 

"La pluie a commencé, pluie d’automne, sans sursis, définitive. Il pleut partout, sur Paris, sur la banlieue, sur la province. Il pleut dans les rues et dans les squares, sur les fiacres et sur les passants, sur la Seine qui n’en a pas besoin. Des trains quittent les gares et sifflent ; d’autres les remplacent. Des gens partent, des gens reviennent, des gens naissent et des gens meurent. Le nombre d’âmes restera le même. Et voici l’heure de l’apéritif."



jeudi 5 janvier 2023

Huysmans (crucifixion)

Huysmans, Trois primitifs, § Les Grünewald du musée de Colmar ; Crucifixion d'Issenheim : 

"Au milieu du tableau, un Christ géant, disproportionné, si on le compare à la stature des personnages qui l'entourent, est cloué sur un arbre mal décortiqué, laissant entrevoir par places la blondeur fraîche du bois, et la branche transversale, tirée par les mains, plie et dessine, ainsi que dans le Crucifiement de Carlsruhe, la courbe bandée de l'arc ; le corps est semblable dans les deux œuvres ; il est livide et vernissé, ponctué de points de sang, hérissé, tel qu'une cosse de châtaigne, par les échardes des verges restées dans les trous des plaies ; au bout des bras, démesurément longs, les mains s'agitent convulsives et griffent l'air ; les boulets des genoux rapprochés cagnent, et les pieds, rivés l'un sur l'autre par un clou, ne sont plus qu'un amas confus de muscles sur lequel les chairs qui tournent et les ongles devenus bleus pourrissent ; quant à la tête, cerclée d'une couronne gigantesque d'épines, elle s'affaisse sur la poitrine qui fait sac et bombe, rayée par le gril des côtes. Ce Crucifié serait une fidèle réplique de celui de Carlsruhe si l'expression du visage n'était autre. Jésus n'a plus, en effet, ici, l'épouvantable rictus du tétanos ; la mâchoire ne se tord pas, elle pend, décollée, et les lèvres bavent."



mercredi 4 janvier 2023

Nabokov (blanc)

Nabokov, Mademoiselle O, in  Nouvelles complètes, Quarto p. 665 : 

[écrit en français]

"Le crayon blanc, corbeau blanc, albinos maigre, était resté très long – jusqu'au moment, du reste, où je compris que, loin d'être privé d'existence, comme il me le semblait quand il ne laissait aucune trace sur le papier blanc, il était vraiment le crayon idéal, car je pouvais m'imaginer tout ce que je voulais en griffonnant sur la page des lignes, invisibles sans doute, mais qui étaient bien là, puisque la pointe devenait de plus en plus courte."


Nabokov, Autres Rivages chap V Pléiade t. 2 p. 1225 :

"Le petit bonhomme violet, que j'aimais entre tous, était devenu si court à force d'avoir servi qu'on pouvait à peine le tenir. Seul le blanc, ce grand flandrin d'albinos dans le monde des crayons, avait gardé sa longueur première, ou du moins la garda-t-il jusqu'au moment où je découvris que, loin d'être un imposteur ne laissant aucune trace sur la page, il était l'instrument idéal, puisque je pouvais m'imaginer tout ce que je voulais pendant que je gribouillais.."


The little purple fellow, a special favorite of mine, had got worn down so short as to become scarcely manageable. The white one alone, that lanky albino among pencils, kept its original length, or at least did so until I discovered that, far from being a fraud leaving no mark on the page, it was the ideal implement since I could imagine whatever I wished while I scrawled.



mardi 3 janvier 2023

Fromentin + Valéry + Proust (météo)

Fromentin, Dominique chap. III : 

"Il [le précepteur] se levait tôt, courait à son bureau de travail comme il se serait mis à un établi, se couchait fort tard, ne regardait jamais à sa fenêtre pour savoir s'il pleuvait ou s'il faisait beau temps ; et je crois bien que le jour où il a quitté Les Trembles il ignorait qu'il y eût sur les tourelles des girouettes sans cesse agitées qui indiquaient le mouvement de l'air et le retour alternatif de certaines influences. "Qu'est-ce que cela vous fait ?" me disait-il, lorsqu'il me voyait m'inquiéter du vent."


Valéry, Intérieur, in Mélange Pléiade t. 1 p. 308 :  

"Il fait affreux. Pluie et vent mêlés. 

Mais je suis en-deçà du verre qu'ils insultent, au milieu de murs, au sec et au tiède. Mon regard prend et laisse la tempête, se fixe sur un point d'esprit qu'il fait parler en moi, pendant un instant ; revient au ciel embrouillé. Que de choses et de travaux ont enfin permis que la pensée puisse à l'abri, durer, s'assouplir, se perdre, se retrouver et se prolonger, – prendre puissance, n'être pas une échappée entre deux soucis de mon corps !"


Proust, Du Côté de chez Swann : 

"Il avait commencé par agacer mon père qui, le voyant mouillé, lui avait dit avec intérêt : « Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc, est-ce qu'il a plu ? Je n'y comprends rien, le baromètre était excellent. » Il n'en avait tiré que cette réponse : « Monsieur, je ne puis absolument vous dire s'il a plu. Je vis si résolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne prennent pas la peine de me les notifier. — Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, m'avait dit mon père quand Bloch fut parti. Comment ! il ne peut même pas me dire le temps qu'il fait !"


lundi 2 janvier 2023

Leibniz (pensées)

Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain II, XXI, XII :

"Il nous vient des pensées involontaires en partie de dehors par les objets qui frappent nos sens, et en partie au-dedans à cause des impressions (souvent sensibles) qui restent des perceptions précédentes qui continuent leur action et qui se mêlent avec ce qui vient de nouveau. Nous sommes passifs à cet égard, et même quand on veille, des images (sous lesquelles je comprends non seulement les représentations de figures, mais encore celle des sons et d'autres qualités sensibles) nous viennent, comme dans les songes, sans être appelées. 

La langue allemande les nomme fliegende Gedanken, comme qui dirait des pensées volantes, qui ne sont pas en notre pouvoir, et où il y a quelquefois bien des absurdités qui donnent des scrupules aux gens de bien et de l'exercice aux casuistes et directeurs des consciences. C'est comme dans une lanterne magique qui fait naître des figures sur la muraille à mesure qu'on tourne quelque chose au-dedans. Mais notre esprit, s'apercevant de quelque image qui lui revient, peut dire : halte-là, et l'arrêter pour ainsi dire."



dimanche 1 janvier 2023

Rousseau (solitude)

Rousseau, Lettre à X, vers 1749 : 

"Les hommes quoi qu'on dise sont nos frères, en dépit de nous et d'eux, frères fort durs à la vérité, mais nous n'en sommes pas moins obligés de remplir à leur égard tous les devoirs qui nous sont imposés ; à cela près, il faut avouer qu'on ne peut se dispenser de porter la lanterne dans la quantité pour s'établir un commerce et des liaisons, et quand malheureusement la lanterne ne montre rien, c'est bien une nécessité de traiter avec soi-même, et de se prendre, faute d'autre, pour ami et pour confident. Mais ce confident, et cet ami, il faut aussi un peu le connaître et savoir comment et jusqu'à quel point on peut se fier à lui, car souvent l'apparence nous trompe, même jusque sur nous-même. Or le tumulte des villes et le fracas du grand monde ne sont guère propres à cet examen, les distractions des objets extérieurs y sont trop longues et trop fréquentes. On ne peut y jouir d'un peu de solitude et de tranquillité. Sauvons-nous à la campagne, allons y chercher un repos et un contentement que nous n'avons pu trouver au milieu des assemblées et des divertissements."