samedi 13 avril 2024

Chardin (reflets)

Rosenberg & Temperini, Chardin 

citent Delacroix p. 71 :

"nous remarquons entre les objets qui s'offrent à nos regards une sorte de liaison produite par l'atmosphère qui les enveloppe, par les reflets de toutes sortes qui font participer chaque objet à une harmonie générale. Cependant il s'en faut que la plupart des grands maîtres d'en soient préoccupés".

p. 72, citent De Ridder (1932) : 

"ce grand secret de Chardin reste précisément dans sa gamme unie. Peu variée en apparence, elle se révèle fort mixturée à qui en détaille les nuances. Si nombreuses, celles-ci finissent cependant par se résorber en une harmonie fondue. Le peintre n'obtient cet unisson que grâce à sa science des reflets, chaque couleur servant en quelque sorte de miroir à une autre, toutes se réfléchissant en dégradés lents les contrastes trop vifs étant évités ou aussitôt atténués."


cf. déjà publié

Goncourt sur Chardin (La Gazette des Beaux-Arts) : 

"Chez lui, point d'arrangement ni de convention : il n'admet pas le pré­jugé des couleurs amies ou ennemies. Il ose, comme la nature même, les couleurs les plus contraires. Et cela sans les mêler, sans les fondre : il les pose à côté l'une de l'autre, il les oppose dans leur franchise. Mais s'il ne mêle pas ses couleurs, il les lie, les assemble, les corrige, les caresse avec un travail systématique de reflets, qui, tout en laissant la franchise à ses tons posés, semble envelopper chaque chose de la teinte et de la lumière de tout ce qui l'avoisine. Sur un objet peint de n'importe quelle couleur, il met toujours quelque ton, quelque lueur vive des objets environnants. À bien regarder, il y a du rouge dans ce verre d'eau, du rouge dans ce tablier bleu, du bleu dans ce linge blanc. C'est de là, de ces rappels, de ces échos continus, que se lève à distance l'harmonie de tout ce qu'il peint, non la pauvre harmonie misérablement tirée de la fonte des tons, mais cette grande harmonie des consonances, qui ne coule que de la main des maîtres."


et bien sûr : 

Diderot sur Chardin, Salon de 1763 :

"C'est celui-ci qui entend l'harmonie des couleurs et des reflets."


vendredi 12 avril 2024

Shitao (inspiration)

Shitao, Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère, éd. P. Ryckmans ch. VII , note 6 p. 73 : 

"Les poètes et les peintres d'inspiration taoïste avaient recours à diverses pratiques telles que pousser une sorte de hurlement, le [?], ou, plus communément, s'enivrer de vin pour provoquer cette transe où toutes les contingences de matière, de forme, de technique s'évanouissent pour laisser place à l'autonomie souveraine du moi, conscience totale et liberté pure. Shitao lui-même nous décrit ainsi comment procédait un calligraphe qu'il admirait : dès qu'il se sentait en bonnes dispositions pour calligraphier, il se mettait à boire force rasades de vin, arrachant son foulard de tête et laissant flotter ses cheveux épars, il poussait une série de rugissements déments, puis vidait dix baquets d'encre jusqu'à l'épuisement complet de tout son papier."


jeudi 11 avril 2024

Picon (Manet 2/2)

Picon, 1853, Naissance de la peinture moderne [1974], p. 129 : 

[suite et fin]

"Et pourtant – malgré cette égalité de toutes choses au sein du visible – nous sommes sensibles à la différence des images, et même à une sorte de hiérarchie. Système d'exclusion – rejetant, pour parler court, la mouvance invisible de l'image, cette peinture correspond nécessairement à un certain ordre de préférences. Elle inclut une hiérarchie fondée sur l'aptitude des choses à manifester la présence du sensible, et à s'y réduire. En ce sens, le corps imparfait de l'Olympia est plus efficace que celui d'une vénus ou même d'une odalisque d'Ingres, son imperfection attestant qu'il a été vu et non pas imaginé. Une nature morte est moins équivoque qu'un portrait, qui risque toujours de signifier au-delà du visible, mais une botte d'asperges est tout de même une manifestation moins complète, moins éclatante que ces spectacles où la puissance du visible a été convoquée dans sa multiplicité : champ de courses, bal à l'Opéra, musique aux Tuileries, plus tard bar des Folies-Bergère, Moulin de la Galette, eaux de la Grenouillère…"


mercredi 10 avril 2024

Picon (Manet 1/2)

Picon, 1853, Naissance de la peinture moderne [1974], p. 127-129 : 

"Ne disons pas que [chez Manet], le sujet disparaît, ni même sa signification : il n'y a qu'un seul sujet, qui est le visible, et qui délègue sa signification à chacune de ses manifestations. Le visible est la signification de l'existence et le sujet de la peinture. 

Ce qui disparaît, précisons-le, ce n'est pas l'identité, la réalité de cette image, ou son pouvoir sur nous. Non, il n'est pas indifférent qu'il y ait là, devant nous, une femme nue, ou un bouquet d'arbres, ou les eaux d'une rivière, ou un vase plein de pivoines – et notre réaction tient compte, en un sens, de ce «sujet». Ce qui disparaît, c'est toute signification, toute connotation qui ne passe pas par le visible : c'est la mouvance invisible de l'image. Par exemple, que cette femme soit Olympia, non Vénus ; que ces eaux soient celles de l'Oise, et non de l'Illyssus, malgré la prévision éventuelle d'un titre, c'est sans importance. Ce qui est modifié, c'est la relation entre la chose maintenue – et toujours efficace dans son identité – et l'ordre du visible, auquel elle appartient ; et c'est cette modification qui nous fait croire que le sujet a disparu. L'objet a perdu sa primauté ; il n'est plus que l'hypostase du visible ; c'est le visible en tant que tel qui a le pouvoir, et qui donne délégation. Dans ce bouquet de pivoines brûle «l'absente de tous bouquets» : le soleil dont ces pétales sont autant de rayons."

à suivre


mardi 9 avril 2024

Yuzuki (riz-beurre)

Yuzuki (Asako), Le Beurre de Manako (2017), trad. Tamae-Bouhon pp. 36 et 39 : 

"Le beurre doit encore être froid, tout juste sorti du réfrigérateur. Un bon beurre doit être frais et dur, afin qu'on puisse en goûter le croquant et la saveur. Déposé sur le riz chaud, il fondra aussitôt, aussi ayez bien soin, surtout, d'en prendre une bouchée avant qu'il ramollisse. Beurre froid et riz chaud. Délectez-vous d'abord de ce contraste avant de dissoudre et de mêler ces deux ingrédients jusqui à ce qu' ils forment une fontaine dorée. Oui, même sans le voir, on peut en deviner la couleur, tant son goût est puissant. Chaque grain de riz enrobé fait clairement connaître sa présence tandis que son arôme grillé se répand de la gorge jusqu'au nez. La douceur du lait vous enveloppe la langue.[…] 

Elle dépose une noisette de beurre sur le riz, avant de laisser tomber une goutte de sauce soja d'un de ces sachets qui accompagnent les plats préparés qu'elle achète à la supérette. Conformément aux instructions, elle enfourne une cuillerée de riz avant que le beurre ait eu le temps de fondre. Un souffle mystérieux s'échappe du fond de sa gorge. Il y a tout d'abord la fraîcheur du beurre, qui frappe son palais en premier. Le contraste avec le riz est saisissant, tant au niveau de la température que de la texture. Ses dents effleurent le beurre froid, assez tendre pour qu' elles pénètrent dedans jusqu'à la racine. Bientôt, comme le lui a décrit Kajii, le beurre fondu jaillit d'entre les grains de riz. Avec un goût qu'on ne peut que qualifier de doré. Une vague de saveurs miroitantes, à la richesse insoupçonnée, submerge le riz pour emporter le corps de Rika au loin."


lundi 8 avril 2024

Valéry (dessin)

Valéry, Degas, Danse, dessin, Pochothèque t. 2 p.  571 : 

"Il opposait ce qu'il appelait la « mise en place », c'est-à-dire la représentation conforme des objets, à ce qu'il appelait le « dessin », c'est-à-dire l'altération particulière que la manière de voir et d'exécuter d'un artiste fait subir à cette représentation exacte, celle que donnerait, par exemple, l'usage de la chambre claire.

Cette sorte d'erreur personnelle fait que le travail de figurer les choses par le trait et les ombres peut être un art.

La chambre claire, que je prends pour définir la mise en place, permettrait de commencer le travail par un point quelconque, de ne pas même regarder l'ensemble, de ne pas chercher des relations entre les lignes ou les surfaces ; de ne pas agir sur la chose vue pour la transformer en chose vécue, en action de quelqu'un.

Or, il est des dessinateurs, dont il ne faut pas nier le mérite, qui ont la précision, l'égalité et la vérité de la chambre claire. Ils en ont aussi la froideur, et plus ils seront proches de la perfection de leur métier, moins pourra-t-on discerner l'ouvrage de l'un de celui de l'autre. Il en est tout au contraire des artistes. La valeur des artistes tient à certaines inégalités de même sens ou de même tendance, qui révèlent à la fois, à l'occasion d'une figure, d'une scène ou d'un paysage, la facilité, les volontés, les exigences, la puissance de transposition et de reconstitution de quelqu'un. Rien de tout ceci ne se trouve dans les choses ; et ne se trouve jamais le même dans deux individus différents."


dimanche 7 avril 2024

Céline (auscultation)

Céline, Féerie pour une autre fois, II : 

"Je rattrape Piram... faut que j'ausculte Piram... le cœur de chien bat plus vite que le cœur de l'homme... j'ai l'intérêt physiologique moi, toujours !... y a pas de circonstances qui tiennent !... tous les cœurs que je trouve je les ausculte... j'ai ausculté mille cœurs de chats... voilà une délicatesse !... leur pouls d'un rien devient « incomptable »... ah ? la palpitation chez le chien tient surtout de la voix du maître, plus que de l'effort même... le chien est un sentimental... oh j'ausculterais un éléphant... un crocodile... une souris... c'est le temps qui me manque !... j'aime la physiologie des êtres... leur pathologie me rend triste…"