samedi 30 mars 2024

Conrad (côte)

Conrad, Au Cœur des ténèbres, trad. Mayoux : 

"Regarder d'un navire la côte filer, c'est comme réfléchir à une énigme. La voilà devant vous – souriante, renfrognée, aguichante, majestueuse, mesquine, insipide ou sauvage et toujours muette avec l'air de murmurer : 'Venez donc voir'. Celle-là était presque sans visage, comme en cours de fabrication, d'aspect hostile et monotone. Le bord d'une jungle colossale, d'un vert sombre au point de paraître presque noir, frangé d'une houle blanche, courait droit comme une ligne tracée à la règle, loin, loin le long d'une mer bleue dont le scintillement était estompé par un brouillard traînant. Le soleil était violent, la terre semblait luire et dégoutter de vapeur. Ça et là des taches d'un gris blanchâtre apparaissaient groupées au-delà de la houle blanche, avec à l'occasion un drapeau qui flottait au-dessus."


vendredi 29 mars 2024

Helton (animaux)

Helton (J. R.), Au Texas tu serais déjà mort § "Man and Beast", trad. N. Richard :

"Elle avait un petit teckel déguisé en Elvis Presley avec des lunettes de soleil fixées à sa tête avec du sparadrap et un costume blanc d’Elvis qu’elle avait fait elle-même. Elle avait déguisé l’autre teckel en beauté du Sud, coiffée d’un bonnet. Elle m’a présenté à Elvis et Daisy Mae, ou je ne sais plus de quel nom elle l’avait affublée, et m’a parlé le plus sérieusement du monde de leurs costumes, de ce qu’ils aimaient, de ce qu’ils n’aimaient pas, et j’ai hoché la tête poliment, faisant totalement abstraction de ce qu’elle me racontait. Elle était la Parade des animaux domestiques à elle toute seule et je n’avais qu’une envie, qu’elle fiche le camp : le simple fait de me retrouver dans la même petite rue que cette bonne femme me fichait la honte. J’avais honte pour ses chiens, comme j’ai honte pour tout animal que les gens affublent de costumes grotesques. Étant petit, je n’ai jamais aimé le cirque pour cette même raison. Je trouvais ça humiliant, pour un ours, d’être déguisé en humain et obligé de se donner en spectacle avec un ballon sur le nez.  Non mais, qu’est-ce qui leur passait par la tête, à ces gens ? Voilà que cet animal, dont l’élément naturel est la montagne, les grands pins, le froid ciel bleu, cet animal qui attrape les poissons dans les torrents, et déchiquete d’un vigoureux coup de patte tous les joyeux campeurs osant s’aventurer sur son territoire se faisait embarquer, mettre en cage, et qu’on lui apprenait à faire l’équilibre sur une chaise ! Je n’avais jamais voulu d’un chien qui se donne en spectacle. À quoi rimaient toutes ces conneries ? Se retourner, donner la patte, serrer la main. Les seuls tours que je voulais que mes chiens apprennent c’était ne pas me sauter dessus et ne pas ficher le camp."


[selon la préface de R. Crumb, nombre de textes de cet auteur, dont celui d'où est tiré l'extrait ci-dessus, n'a pas été publié dans sa langue d'origine…]


jeudi 28 mars 2024

Carvalho (crépuscules)

Carvalho (Mário de), Les Sous-lieutenants, trad. fr. M.-H. Piwnik, p. 12 :

"Maudit Nhambirre, maudite Afrique aux couleurs trop violentes, Afrique des immondices et des maladies putrides, d'une cruauté animale et presque innocente. Et qu'a-t-il à voir, lui, le sous-lieutenant, avec cette savane vénéneuse, avec tous ces hommes de troupe grossiers et pareils à des automates, avec cette guerre qui ne le concerne pas ? Il n'est pas d'ici, bon sang ! Au diable ces couchers de soleil qui n'en sont pas, ce manque de nuances, de transitions, de douce tiédeur. Dans ce pays il n'y a même pas de crépuscule. La savane en un clin d'œil a appelé et dévoré le soleil, dans un fulgurant embrasement du ciel."

 

rappel de crépuscules africains et autres : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/11/celine-giono-tremblay-crepuscules.html


mercredi 27 mars 2024

Alain (par Canguilhem)

Canguilhem, Réflexions sur la création artistique selon Alain, RMM, 1952 : 

"On a trop souvent répété qu'Alain est un moraliste. De la part de certains, c'était une forme déguisée de malveillance. On l'égalait à La Rochefoucauld pour lui refuser la grandeur d'un philosophe. Quelques-uns de ses amis, lui accordant la grandeur de Montaigne, croyaient faire mieux. C'était pourtant chausser les mêmes lunettes que les autres. Alain n'est plus, et bientôt, passé le temps, qui n'a eu qu'un temps, des exhibitions de souvenirs, des contributions biographiques, des récits d'anecdotes, Alain ce sera son œuvre. Cette œuvre ce sera un problème, même pour ceux d'entre nous qui pensent la comprendre simplement parce qu'ils ont été les témoins de sa confection ou qu'ils ont eu le bonheur de recueillir directement l'enseignement du maître.

Alors, comme pour toute grande œuvre philosophique, il faudra y chercher la structure, l'unité, le sens, la correspondance des thèmes et ce que, finalement, elle a voulu dévoiler. Nous pensons qu'Alain est un vrai philosophe.

Nous fondons notre conviction sur l'existence de ces quatre ouvrages, Système des beaux-arts, Les Idées et les Âges, Les Entretiens au bord de la mer, Les Dieux. Pour la première de ces quatre œuvres magistrales, nous avons voulu expressément tenter d'en parler, dès maintenant, comme d'un texte philosophique plein, opaque, inépuisable. Paix cependant aux tenants de Montaigne."


mardi 26 mars 2024

Gracq (travail)

Gracq, Lettrines Pléiade t. 2 p. 209-210 : 

"La notion même de travail est en train de pourrir, avec ce qu’elle impliquait de conquérant et de productif : dans ce monde déjà tourné et retourné de fond en comble, le travail ne s’attaque presque plus nulle part à la nature brute, mais uniquement au travail humain précédent. De quoi était pour moi le symbole de la destruction, que j’observais l’été dernier, des villas grotesques et touchantes de La Baule, remplacées une à une par des ensembles de béton : le travail exécuté et déjà pensé par la machine anéantissait le travail que la main a accompli, que le rêve même pauvre et la fantaisie même indigente a inspiré. L’instinct sent qu’une perversion particulièrement maligne, et qui tôt ou tard, obscurément, sera punie, s’attache à cette rage de défaire pour refaire, qui tourne à vide et ne moud rien."


dimanche 24 mars 2024

Berdaiev (collectivisme)

Berdiaev, Royaume de l’esprit et royaume de César, trad. fr. 1951 par Ph. Sabant : 

"Le collectivisme a existé dans les objectivations historiques des religions, tant dans l’orthodoxie que dans le catholicisme. À l’autre extrémité, il se manifeste dans le communisme et le fascisme. Le collectivisme s’affirme en effet chaque fois que dans la communion et l’union des hommes intervient l’autoritarisme. Le collectivisme ne peut pas ne pas être autoritaire : il ne peut pas admettre la communion dans la liberté. Le collectivisme signifie toujours qu’il n’y a pas de véritable communauté, de véritable communion, que pour l’organisation de la société il faut créer la réalité fictive d’une collectivité, et que c’est de celle-ci que doivent partir les directives et les ordres. Lorsque les anciennes autorités s’effondrent, lorsque l’on ne croit plus à la souveraineté des monarchies ou des démocraties, alors se forgent l’autorité et la souveraineté de la collectivité. Mais ceci signifie toujours que les hommes n’ont pas été intérieurement libérés et que la communauté est inexistante."