Pound, ABC de la lecture [1934], Avertissement, traduction D. Roche [1966] :
"La conviction de l'auteur en ce jour de Nouvel An est que la musique s'atrophie quand elle s'éloigne trop de la danse ; que la poésie s'atrophie quand elle s'éloigne trop de la musique ; mais ceci n'implique pas que toute bonne musique est musique de danse, ni que toute bonne poésie est poésie lyrique. Bach et Mozart ne s'éloignent jamais trop du mouvement du corps."
The author's conviction on this day of New Year is that music begins to atrophy when it departs too far from the dance ; that poetry begins to atrophy when it gets too far from music; but this must not be taken as implying that all good music is dance music or all poetry lyric. Bach and Mozart are never too far from physical movement.
Un texte par jour, ou presque, proposé par Michel PHILIPPON (littérature, philosophie, arts, etc.).
samedi 1 janvier 2022
Pound (danse)
vendredi 31 décembre 2021
Nabokov (apparence)
Nabokov, Feu pâle, avant-propos, Pléiade III p. 168-169 :
"Tout son être constituait un masque. L'apparence physique de John Shade était tellement peu en rapport avec les harmonies qui foisonnaient dans cet homme, que l'on se sentait enclin à la rejeter comme un déguisement grossier [...] (Son visage) évoquait un poivrot bouffi, de sexe indéterminé à la Hogarth. Son corps difforme, cette abondante tignasse grise, les ongles jaunis de ses doigts grassouillets, les poches sous ses yeux sans éclat n'étaient intelligibles qu'entrevus comme les déchets éliminés de son moi intrinsèque par les mêmes forces de perfection qui purifiaient et ciselaient son vers. Il était sa propre annulation. [...]
Je le regarde. Je suis témoin d'un phénomène physiologique unique : John Shade en train de percevoir et de transformer le monde, l'absorbant et le démantelant, réordonnant ses éléments tout en les stockant afin de produire à une date non spécifiée un miracle organique, une fusion d'image et de musique, un vers."
His whole being constituted a mask. John Shade’s physical appearance was so little in keeping with the harmonies hiving in the man, that one felt inclined to dismiss it as a coarse disguise or passing fashion [...]. It merely reminded one of a fleshy Hogarthian tippler of indeterminate sex. His misshapen body, that gray mop of abundant hair, the yellow nails of his pudgy fingers, the bags under his lusterless eyes, were only intelligible if regarded as the waste products eliminated from his intrinsic self by the same forces of perfection which purified and chiseled his verse. He was his own cancellation. [...]
I am looking at him. I am witnessing a unique physiological phenomenon : John Shade perceiving and transforming the world, taking it in and taking it apart, re-combining its elements in the very process of storing them up so as to produce at some unspecified date an organic miracle, a fusion of image and music, a line of verse.
cf. une idée tout à fait similaire chez Valéry, dont j'ai parlé sur mon site,
https://sites.google.com/site/lesitedemichelphilippon/val%C3%A9ry-se-refaire
pour trouver le passage qui en traite, chercher :
l'essentiel invisible, "les œuvres vives."
jeudi 30 décembre 2021
Calet (grand-mère)
Calet, La Fièvre des polders 1, chap. 7 :
"La grand’mère, qui faisait à Burrth le lavage des cadavres et les délivrances, la première toilette et l’ultime, tenait ainsi le début et la fin des gens du village entre les mains, les bons et les mauvais. Et certains de ces derniers, qui avaient vécu en pécheurs, pour le mal, elle les retrouvait sans défense et muets, pareils à des nouveau-nés, pendant qu’elle leur débarbouillait la face à l’aide de son chiffon mouillé.
— Toi, mauvais fils, mauvais mari, mauvais père, mauvais chrétien, disait-elle tout bas.
L’autre était bien empêché de répliquer qui, dans le temps, avait eu la riposte facile cependant.
— Tu as bu, tu as battu ta femme et tes enfants, tu as blasphémé le nom du Seigneur…
Elle prenait contentement à le rudoyer un peu, celui qui avait malmené les autres ; elle le pinçait en cachette, elle lui enfonçait un ongle dans la joue bleuie, molle et brillante de la sueur de la mort ; le trou ne se remplissait pas. En quelque sorte, la grand’mère préludait à l’exécution de la justice divine."
mercredi 29 décembre 2021
Platon (Gorgias)
Platon, Gorgias, éd. Brisson (2008) :
"Je pense que je suis l’un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui s’intéresse à ce qu’est vraiment l’art politique et que, de mes contemporains, je suis seul à faire de la politique. Or, comme ce n’est pas pour faire plaisir qu’à chaque fois je dis ce que je dis, comme c’est pour faire voir, non pas ce qui est le plus agréable, mais ce qui est le mieux, je serais incapable, face à un tribunal, de dire quoi que ce soit ! Car je serais jugé comme un médecin traduit devant un tribunal d’enfants, et contre lequel un confiseur porterait plainte. Qu’est-ce que le médecin pourrait dire, s’il était livré aux enfants et si son accusateur déclarait : "Enfants, voici l’homme qui est responsable des maux dont vous avez souffert, il déforme jusqu’aux plus jeunes d’entre vous en pratiquant sur eux incisions et cautérisations, il vous rend impuissants et misérables, il vous entrave, vous étouffe, vous donne à boire d’amères potions, vous force à avoir faim, à avoir soif ! Ce n’est pas comme moi, qui vous fais bénéficier d’un tas de choses, bonnes et agréables ! "Qu’arriverait-il au médecin livré à un sort si fâcheux ? Pourrait-il dire, même si c’est la vérité : "Mes enfants, tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour votre santé !" ? Quelle clameur retentirait chez ces terribles juges ? une clameur immense ?"
mardi 28 décembre 2021
Goethe (nature)
Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, Lettre du 18 août, trad. Porchat 1860 :
"Ce sentiment de la nature vivante, qui remplit, qui réchauffe mon cœur, qui versait dans mon sein des torrents de délices, et faisait à mes yeux un paradis du monde qui m’environne, devient maintenant pour moi un insupportable bourreau, un génie persécuteur, attaché sans cesse à mes pas. [...] Ce qui me ronge le cœur, c’est la force dévorante qui est cachée dans la nature entière, et n’a rien produit qui ne détruise son voisin et ne se détruise soi-même. C’est ainsi que je poursuis avec angoisse ma course chancelante, environné du ciel et de la terre et de leurs forces actives ; je ne vois rien qu’un monstre qui dévore, qui rumine éternellement."
Das volle, warme Gefühl meines Herzens an der lebendigen Natur, das mich mit so vieler Wonne überströmte, das rings umher die Welt mir zu einem Paradiese schuf, wird mir jetzt zu einem unerträglichen Peiniger, zu einem quälenden Geist, der mich auf allen Wegen verfolgt [...] ; mir untergräbt das Herz die verzehrende Kraft, die in dem All der Natur verborgen liegt; die nichts gebildet hat, das nicht seinen Nachbar, nicht sich selbst zerstörte. Und so taumle ich beängstigt. Himmel und Erde und ihre webenden Kräfte um mich her: ich sehe nichts als ein ewig verschlingendes, ewig wiederkäuendes Ungeheuer.
lundi 27 décembre 2021
Valéry (mémoire résurrectionniste)
Valéry, Cahiers 1920, C, VII, 569 ; C1-1230 :
"Coups de marteau.
J’entends des coups de marteau, ce 3 août 1920, qui sont, pendant un/n° de seconde, les coups de marteau qui à Cette, vers 1880, bâtissaient les baraques de la foire vers le 15 août.
Le choc d’aujourd’hui frappe sur le bois de 40 ans. Cette restitution naïve semble me dire que l’indiscernable n’a pas de date. La sensation nette et pure d’alliages est sans âge. L’âge est l’intervalle des incompatibles. Le choc a éveillé ces baraques de Cette : le rythme a agi. J’ai vu les platanes, les bois, les planches, l’Esplanade – l’ennui, le marché – J’y étais. Peut-être les mêmes coups, il y a dix ans, n’eussent pas rétabli ce passé ?"
dimanche 26 décembre 2021
La Fontaine + Watelet (peinture et magie)
La Fontaine, Le Songe de Vaux - Éloge de la Peinture :
"À de simples couleurs mon art plein de magie
Sait donner du relief, de l'âme, et de la vie :
Ce n'est rien qu'une toile, on pense voir des corps.
J’évoque, quand je veux, les absents et les morts ;
Quand je veux, avec l'art je confonds la nature :
De deux peintres fameux qui ne sait l'imposture ?
Pour preuve du savoir dont se vantaient leurs mains,
L’un trompa les oiseaux, et l'autre les humains."
Watelet, Encyclopédie méthodique. Beaux-arts t. 1, 1788 § Magie :
"Armez-vous d’une baguette ; tracez des figures, & si vous êtes initiés dans les secrets dont vous devez faire usage, ces figures, seulement tracées, causeront des impressions de joie, de douce volupté, ou de douleur. Vous ferez passer dans les ames, par des images peintes ou des figures de cire, de terre, de marbre, d’airain, la vénération, l’amour, le délire ou la sagesse. Vous ferez enfin revivre les morts ; vous immortaliserez les mortels, & il semblera qu’on voie agir & parler des hommes qui, réellement, n’auront aucune consistance & aucun mouvement.
Jeunes gens, c’est figurément, il est vrai, que je m’exprime ainsi ; mais si vous êtes nés véritablement peintres, pourquoi ne vous parlerois-je pas le langage des poëtes ? ne serois-je pas autorisé de même à parler aux poëtes le langage des peintres ? vous avez tous la même destination, & il est naturel qu’on entretienne avec les mêmes idiômes ceux dont l’imagination est également consacrée à s’élever sans cesse au-dessus des choses ordinaires, & à donner, non-seulement un corps aux êtres abstraits, mais une ame à la matière & à des signes de convention.
Laissez-vous donc aller aux illusions, au point de vous croire destinés aux prodiges."