samedi 22 octobre 2022

Van Gogh (Chardin)

Van Gogh, lettre à Théo, 1885, in Rosenberg, Chardin p. 102 : 


"Mais Chardin ! 

J'ai souvent souhaité pour Chardin savoir quelque chose de l'homme... 

Tiers état dans le genre Corot quant à la bonhomie, mais avec plus chagrins, plus de rêves dans sa vie... 

J'ai beaucoup aimé ce qu'il [Goncourt] dit de Chardin. Je suis de plus en plus convaincu que les vrais peintres ne finissaient pas leurs tableaux, dans le sens qu'on a trop souvent donné au fini, c'est-à-dire si poussés qu'on puisse fourrer le nez dessus. Vu [sic] de tout près, les meilleurs tableaux, et justement les plus complets au point de vue technique, sont faits de touches de couleurs posées tout près l'une de l'autre. Ils ne font tout leur effet qu'à une certaine distance... A ce point de vue, Chardin est aussi grand que Rembrandt... 

Je voudrais te dire bien des choses, surtout parce que Chardin me donne à penser, notamment en fait de couleurs, et de ne pas user de la couleur locale. Je trouve magnifique ce propos : "Comment surprendre, comment dire de quoi est faite cette bouche démeublée, qui a d'infinies délicatesses ? Cela n'est fait que de quelques traces de jaune, quelque balayures de bleu." Quand j'ai lu cela, j'ai pensé à la vue de ville de VerMeer de Delft, à La Haye."



vendredi 21 octobre 2022

Marx (comparaison)

Marx, Travail salarié et Capital 4 § 2, Pléiade Economie 1 p. 217 ) : 

"Qu'une maison soit grande ou petite, tant que les maisons d'alentour ont la même taille, elle satisfait à tout ce que, socialement on demande à un lieu d'habitation. Mais qu'un palais vienne s'élever à côté d'elle, et voilà que la petite maison se recroqueville pour n'être plus qu'une hutte. C'est une preuve que le propriétaire de la petite maison ne peut désormais prétendre à rien, ou à si peu que rien ; elle aura beau se dresser vers le ciel tandis que la civilisation progresse, ses habitants se sentiront toujours plus mal à l'aise, plus insatisfaits, plus à l'étroit entre leurs quatre murs, car elle restera toujours petite, si le palais voisin grandit dans les mêmes proportions ou dans des proportions plus grandes... Nos besoins et nos jouissances ont leur source dans la société ; la mesure s'en trouve donc dans la société, et non dans les objets de leur satisfaction. Étant d'origine sociale, nos besoins sont relatifs par nature."

 

jeudi 20 octobre 2022

Bloy + Péguy (autothéisme)

Bloy, Belluaires et porchers (1905) : 

"Le Dieu du Calvaire et des Sacrements est depuis longtemps au rancart, c'est bien entendu, et le Narcisse qui est au fond de tout coeur humain l'a très plausiblement remplacé. Chaque moderne porte en soi une petite Eglise infaillible dont il est le Christ et le Pontife et la grosse affaire est d'y attirer le plus grands nombre de paroissiens. Mais comme il est de l'essence de toute foi de tendre à l'œcuménicité, la momerie se dilate naturellement en raison inverse de l'exiguïté du tabernacle. On voit alors cette merveille d'une âme publique se badigeonnant de vertu pour s'absoudre et se communier elle-même et mériter, par ce moyen, le Paradis de ses propres complaisances"


Péguy, Un Poète l'a dit (1907) :

"Ce siècle qui se dit athée ne l'est point. Il est autothée, ce qui est un bien joli mot, et bien de son temps. Il s'est littéralement fait son propre Dieu, et sur ce point il y a une croyance ferme. Il y était conduit d'ailleurs inévitablement. Puisqu'il était conduit irrévocablement à faire, à créer un deuxième monde, une deuxième création qui était l'imitation, la reproduction, la répétition, le recommencement exact du premier, il était conduit par suite et encore plus irrévocablement pour ainsi dire ensemble à faire aussi, à faire logiquement avant, à créer un Créateur, un deuxième Créateur [...]."

 

mercredi 19 octobre 2022

Amiel (silence)

Amiel, Journal intime, 8 août 1865 p. 1066 : 

"Cette immense ouate de vapeur assourdit tous les bruits, et plonge dans un silence qui paraît le silence de la surdité. Me voilà donc dans l'état d'âme d'un sourd, qui voit clair et médite. Quelle solitude, et comme elle est favorable au travail ! On est tout entier à sa pensée, à son sujet. Le cœur en gémit, le cerveau s'en félicite. C'est à l'imagination à compenser le monde absent, à évoquer la nature si la pensée en a besoin. Il faut créer, quand on est dans le vide, que des vitres mornes, du papier blanc, et une plume sont tout le spectacle offert aux regards, et que l'oreille n'entend et n'entendra jamais plus rien. La création intérieure, la pensée ou la poésie, est alors une défensive indispensable contre la mort intellectuelle."


mardi 18 octobre 2022

Aristote (animaux)

Aristote, Les Parties des Animaux, I, 5, 645a 16-36

"En toutes les parties de la Nature il y a des merveilles ; on dit qu'Héraclite, à des visiteurs étrangers qui, l'ayant trouvé se chauffant au feu de sa cuisine, hésitaient à entrer, fit cette remarque : « Entrez, il y a des dieux aussi dans la cuisine. » Eh bien, de même, entrons sans dégoût dans l'étude de chaque espèce animale : en chacune, il y a de la nature et de la beauté. Ce n'est pas le hasard, mais la finalité qui règne dans les oeuvres de la nature, et à un haut degré ; or, la finalité qui régit la constitution ou la production d'un être est précisément ce qui donne lieu à la beauté.

Et si quelqu'un trouvait méprisable l'étude des autres animaux, il lui faudrait aussi se mépriser lui-même, car ce n'est pas sans avoir à vaincre une grande répugnance qu'on peut saisir de quoi se compose le genre Homme, sang, chair, os, veines, et autres parties comme celles-là.

De même, quand on traite d'une partie ou d'un organe quelconques, il faut garder dans l'esprit qu'on ne doit pas seulement faire mention de la matière et voir là le but de la recherche, mais qu'on doit s'attacher à la forme totale ; ainsi considère-t-on une maison tout entière et non pas seulement les briques, le mortier, les bois. Pareillement, dans l'étude de la Nature, c'est la synthèse, la substance intégrale qui importent, et non des éléments qui ne se rencontrent pas séparés de ce qui fait leur substance."



lundi 17 octobre 2022

Proust (même)

Proust, Le Temps retrouvé : 

"J’avais senti que, par la culture et la mode, une seule ondulation propage dans toute l’étendue de l’espace les mêmes manières de dire, de penser, de même dans toute la durée du temps de grandes lames de fond soulèvent des profondeurs des âges les mêmes colères, les mêmes tristesses, les mêmes bravoures, les mêmes manies, à travers les générations superposées, chaque section, prise à plusieurs niveaux d’une même série, offrant la répétition, comme des ombres sur des écrans successifs, d’un tableau aussi identique, quoique souvent moins insignifiant, que celui qui mettait aux prises de la même façon M. Bloch et son beau-père, M. Bloch père et M. Nissim Bernard et d’autres que je n’avais pas connus."



dimanche 16 octobre 2022

Michaux (cœur)

Michaux, Poteaux d'angle : 

"Un cœur de grenouille, il faut l’avoir vu, détaché du corps, en un tube de verre où on l’a mis avec un liquide convenable, continuant à battre, des jours durant et davantage. Plus impressionnant que dans la poitrine originelle d’où il fut extrait, il faut l’avoir vu, coupé de tout, mais toujours vaillant, aveuglément et vainement à son affaire, non distrait, accomplissant sans un raté, sans une hésitation son œuvre de battant, battant, battant dorénavant pour personne, faiseur d’une marée régulière comme lorsque dans la nature à l’intérieur d’un modeste batracien il se trouvait abouché aux artères et veines d’un organisme, poussant environ à chaque seconde un flot de sang, d’hématies et de globules… et le reste. Dès l’embryon, dès l’œuf il était en route, il mettait en route, auteur de la circulation.

Il fallait des butés comme lui pour avoir réussi dans tant de mares et d’étangs à faire sauter partout des grenouilles, qu’elles en eussent envie ou non, les traînardes comme les autres, propulsées, emportées par l’entraîneur infatigable, condamnées à aller de l’avant, bon gré mal gré condamnées à de l’avenir, secret de la vie."