Michaux, Poteaux d'angle :
"Un cœur de grenouille, il faut l’avoir vu, détaché du corps, en un tube de verre où on l’a mis avec un liquide convenable, continuant à battre, des jours durant et davantage. Plus impressionnant que dans la poitrine originelle d’où il fut extrait, il faut l’avoir vu, coupé de tout, mais toujours vaillant, aveuglément et vainement à son affaire, non distrait, accomplissant sans un raté, sans une hésitation son œuvre de battant, battant, battant dorénavant pour personne, faiseur d’une marée régulière comme lorsque dans la nature à l’intérieur d’un modeste batracien il se trouvait abouché aux artères et veines d’un organisme, poussant environ à chaque seconde un flot de sang, d’hématies et de globules… et le reste. Dès l’embryon, dès l’œuf il était en route, il mettait en route, auteur de la circulation.
Il fallait des butés comme lui pour avoir réussi dans tant de mares et d’étangs à faire sauter partout des grenouilles, qu’elles en eussent envie ou non, les traînardes comme les autres, propulsées, emportées par l’entraîneur infatigable, condamnées à aller de l’avant, bon gré mal gré condamnées à de l’avenir, secret de la vie."