samedi 14 décembre 2024

Valéry (dictature)

Valéry, L'idée de dictature [1934] , in Regards sur le monde actuel, Œuvres, Pochothèque t. 1 p. 1465-1466 :

"Dès que l’esprit ne se reconnaît plus, – ou ne reconnaît plus ses traits essentiels, son mode d’activité raisonnée, son horreur du chaos et du gaspillage des forces, – dans les fluctuations et les défaillances d’un système politique, il imagine nécessairement, il souhaite instinctivement l’intervention la plus prompte de l’autorité d’une seule tête, car ce n’est que dans une tête seule que la correspondance nette des perceptions, des notions, des réactions et des décisions est concevable, peut s’organiser et tendre à imposer aux choses des conditions et des arrangements intelligibles.Tout régime, tout gouvernement est exposé à ce jugement par l’esprit : l’idée dictatoriale se dessine aussitôt que l’action ou l’abstention du pouvoir paraissent à l’esprit inconcevables et incompatibles avec l’exercice de sa raison."


vendredi 13 décembre 2024

Conrad (portrait)

Conrad, Au Cœur des ténèbres, I, trad. Mayoux : 

"Ma première entrevue avec le Directeur fut curieuse. Il ne me pria pas de m’asseoir, après ma marche de vingt milles dans la matinée. Tout en lui était commun, le teint, les traits, les manières, la voix. Il était de taille moyenne, avec un corps quelconque. Ses yeux, d’un bleu banal, étaient peut-être particulièrement froids, et véritablement il pouvait vous assener un regard tranchant et pesant comme une hache. Mais même à ce moment le reste de sa personne semblait se dissocier de son intention. Autrement, il n’y avait qu’une vague, indéfinissable expression sur ses lèvres, quelque chose de sournois – sourire, pas sourire – je me la rappelle, mais je ne saurais l’expliquer. […] C’était un trafiquant vulgaire, employé depuis sa jeunesse dans ces parages – rien de plus. Il était obéi, pourtant il n’inspirait ni affection ni crainte, ni même respect. Ce qu’il faisait, c’était mettre mal à l’aise. Voilà ! Mal à l’aise."



My first interview with the manager was curious. He did not ask me to sit down after my twenty-mile walk that morning. He was commonplace in complexion, in features, in manners, and in voice. He was of middle size and of ordinary build. His eyes, of the usual blue, were perhaps remarkably cold, and he certainly could make his glance fall on one as trenchant and heavy as an axe. But even at these times the rest of his person seemed to disclaim the intention. Otherwise there was only an indefinable, faint expression of his lips, something stealthy – a smile – not a smile – I remember it, but I can’t explain. […] He was a common trader, from his youth up employed in these parts – nothing more. He was obeyed, yet he inspired neither love nor fear, nor even respect. He inspired uneasiness. That was it ! Uneasiness. 


jeudi 12 décembre 2024

Gide (dualité)

Gide, Journal 1923 (Feuillets II, p. 777 de la 1° éd. Pléiade : 

"Je n'ai jamais rien su renoncer, et protégeant en moi à la fois le meilleur et le pire, c'est en écartelé que j'ai vécu. Mais comment expliquer que cette cohabitation en moi des extrêmes n'amena point tant d'inquiétude et de souffrance, qu'une intensification pathétique du sentiment de l'existence, de la vie ? Les tendances les plus opposées n'ont jamais réussi à faire de moi un être tourmenté, mais perplexe – car le tourment accompagne un état dont on souhaite de sortir, et je ne souhaitais point d'échapper à ce qui mettait en vigueur toutes les virtualités de mon être ; cet état de dialogue qui pour tant d'autres est à peu près intolérable devenait pour moi nécessaire."



mercredi 11 décembre 2024

Faulkner (prédicateur)

Faulkner, Le Bruit et la fureur, 4° partie (Pléiade 1-608) 8 avril 1928 [trad. Coindreau] : 

« — Mes bien chers frères, mes bien chères sœurs », redit la voix. Le prédicateur enleva son bras [du lutrin] et se mit à marcher devant le lutrin, les mains derrière le dos, silhouette maigre, voûtée, comme celle de quelqu’un qui, depuis longtemps, a engagé la lutte avec la terre implacable. « J’ai recueilli le sang de l’Agneau ! » Voûté, les mains derrière le dos, sans arrêt, il faisait les cent pas sous les guirlandes de papier et sous la cloche de Noël. On eût dit un petit rocher couvert par les vagues successives de sa voix. Avec son corps il paraissait alimenter sa voix qui, à la manière des succubes, y avait incrusté ses dents. Et la congrégation, de tous ses yeux, semblait le surveiller, le regarder consumé peu à peu par sa voix, jusqu’au moment où il ne fut plus rien, où ils ne furent plus rien, où il n’y eut plus même une voix mais, à la place, leurs cœurs se parlant l’un à l’autre, en psalmodies rythmées sans besoin de paroles ; et, lorsqu’il revint s’accouder au lutrin, levant son visage simiesque, et dans une attitude torturée et sereine de crucifix qui dépassait son insignifiance minable et la rendait inexistante, un long soupir plaintif sortit de la congrégation, et une seule voix de femme, une voix de soprano : «Oui, Jésus ! »


« Brethren and sisteren," it said again. The preacher removed his arm and he began to walk back and forth before the desk, his hands clasped behind him, a meagre figure, hunched over upon itself like that of one long immured in striving with the implacable earth, "I got the recollection and the blood of the Lamb!" He tramped steadily back and forth beneath the twisted paper and the Christmas bell, hunched, his hands clasped behind him. He was like a worn small rock whelmed by the successive waves of his voice. With his body he seemed to feed the voice that, succubus like, had fleshed its teeth in him. And the congregation seemed to watch with its own eyes while the voice consumed him, until he was nothing and they were nothing and there was not even a voice but instead their hearts were speaking to one another in chanting measures beyond the need for words, so that when he came to rest against the reading desk, his monkey face lifted and his whole attitude that of a serene, tortured crucifix that transcended its shabbiness and insignificance and made it of no moment, a long moaning expulsion of breath rose from them, and a woman's single soprano: "Yes, Jesus!" 


mardi 10 décembre 2024

Atkinson (campus)

Atkinson, La souris bleue, trad. Caron, chap. 8 :

"Il dut se frayer un passage à travers un troupeau de jeunes étrangers venus étudier l’anglais : ils se croyaient seuls au monde. Envahie par un mélange de touristes et d’adolescents étrangers, qui tous n’avaient été mis sur terre que pour traînailler, Cambridge, l’été, était l’idée que Jackson se faisait de l’enfer. Les ados semblaient tous porter des treillis kaki, des tenues de camouflage, comme si on était en guerre. Comme s’ils étaient les troupes. (Que Dieu nous vienne en aide, si c’était le cas !) Et les vélos, pourquoi les gens trouvaient-ils que les vélos étaient une bonne chose ? Pourquoi les cyclistes étaient-ils si suffisants ? Pourquoi roulaient-ils sur les trottoirs alors qu’il y avait d’excellentes pistes cyclables ? Qui avait trouvé que c’était une bonne idée de louer des bicyclettes à des ados italiens venus apprendre l’anglais ? Si l’enfer existait, ce dont Jackson ne doutait pas, il devait être gouverné par un comité d’Italiens de quinze ans à bicyclette."


he had to fight his way against a herd of foreign-language students, all entirely oblivious to the existence of anyone else on the planet except other adolescents. Cambridge in summer, invaded by a combination of tourists and foreign teenagers, all of whom were put on earth to loiter, was Jackson's idea of hell. The language students all seemed to be dressed in combats, in khaki and camouflage, as if there were a war going on and they were the troops (God help us if that were the case). And the bikes, why did people think bikes were a good thing? Why were cyclists so smug? Why did cyclists ride on pavements when there were perfectly good cycle lanes? And who thought it was a good idea to rent bicycles to Italian adolescent language students? If hell did exist, which Jackson was sure it did, it would be governed by a committee of fifteen-year-old Italian boys on bikes.



lundi 9 décembre 2024

Fénelon (quiétisme)

Fénelon, Lettres et opuscules spirituels, in Œuvres I, Pléiade, 1983, p. 573 [à Mme de Chevreuse] :  

"Il n'est question que de ne rien vouloir, et de tout vouloir sans restriction et sans choix, d'aller gaiement au jour la journée, comme la providence nous mène, de ne chercher rien, de ne rebuter rien, de trouver tout dans le moment présent, de laisser faire celui qui fait tout, et de laisser sa volonté sans mouvement dans la sienne. Ô qu'on est heureux en cet état, et que le coeur est rassasié, lors même qu'il paraît vide de tout ! […] Quand on est ainsi prêt à tout, c'est dans le fond de l'abîme que l'on commence à prendre pied ; on est aussi tranquille sur le passé que sur l'avenir. On sup­pose de soi tout le pis qu'on en peut supposer; mais on se jette aveuglément dans les bras de Dieu ; on s'oublie, on se perd ; et c'est la plus parfaite pénitence que cet oubli de soi-même, car toute la conversion ne consiste qu'à se renoncer pour s'occuper de Dieu. […] Alors le cœur s'élargit ; on est soulagé en se déchargeant de tout le poids de soi-même dont on s'accablait ; on est étonné de voir combien la voie est droite et simple. On croyait qu'il fallait une contention perpétuelle et toujours quelque nouvelle action sans relâche ; au contraire, on aperçoit qu'il y a peu à faire […]."


dimanche 8 décembre 2024

Giraudoux (race)

Giraudoux, Pleins pouvoirs [1939], cité par Wikipedia :

"Dans l'équipe toujours remarquable des hommes d’État qui prétendent à la conduite de la France, le seul qui aura compris, celui auquel il conviendra de tresser plus tard des couronnes aussi belles qu'au ministre de la paix, sera le ministre de la race […]. Qu'importe que les frontières du pays soient intactes, si les frontières de la race se rétrécissent et si la peau de chagrin française est le Français ! […] Le pays ne sera sauvé que provisoirement par les seules frontières armées : il ne peut l'être définitivement que par la race française, et nous sommes pleinement d'accord avec Hitler pour proclamer qu'une politique n'atteint sa forme supérieure que si elle est raciale, car c'était aussi la pensée de Colbert et de Richelieu.  Mais il y a race et race. Il y a les races naturelles, déterminées par des caractéristiques physiques primaires, et il y a les races constituées, produit de la fusion de divers éléments ethniques. Les Prussiens - non les Allemands - peuvent prétendre appartenir à la première variété. Nous appartenons à la seconde."