samedi 21 novembre 2020

Ortega y Gasset (créateur)

 Ortega y Gasset, La Déshumanisation de l'art, chap. 'La déshumanisation continue' : (trad Allia)

 "Le poète commence là où finit l'homme. Le destin du second est de vivre son itinéraire humain ; la mission du premier d'inventer ce qui n'existe pas. C'est ainsi que se justifie le métier du poète. Le poète accroît le monde, ajoutant au réel, qui existe déjà par lui-même, un continent irréel. Auteur vient de “auctor”, celui qui accroît. Les Latins appelaient ainsi le général qui gagnait un nouveau territoire pour la patrie. »  


"El poeta empieza donde el hombre acaba. El destino de éste es vivir su itinerario humano; la misión de aquél es inventar lo que no existe. De esta manera se justifica el oficio poético. El poeta aumenta el mundo, añadiendo a lo real, que ya está ahí por sí mismo, un irreal continente. Autor viene de «auctor», el que aumenta. Los latinos llamaban así al general que ganaba para la patria un nuevo territorio."

vendredi 20 novembre 2020

Houellebecq (Prévert)

Houellebecq, Jacques Prévert est un con : 

"Jacques Prévert est quelqu’un dont on apprend des poèmes à l’école. Il en ressort qu’il aimait les fleurs, les oiseaux, les quartiers du vieux Paris, etc. L’amour lui paraissait s’épanouir dans une ambiance de liberté ; plus généralement, il était plutôt pour la liberté. Il portait une casquette et fumait des Gauloises ; on le confond parfois avec Jean Gabin ; d’ailleurs c’est lui qui a écrit le scénario de Quai des brumes, des Portes de la nuit, etc. Il a aussi écrit le scénario des Enfants du paradis, considéré comme son chefd’œuvre. Tout cela fait beaucoup de bonnes raisons pour détester Jacques Prévert.

[…] Pourquoi la poésie de Jacques Prévert est-elle si médiocre, à tel point qu’on éprouve parfois une sorte de honte à la lire ? […] [Parce que] ce qu’il a à dire est d’une stupidité sans bornes ; on en a parfois la nausée. Il y a de jolies filles nues, des bourgeois qui saignent comme des cochons quand on les égorge. Les enfants sont d’une immoralité sympathique, les voyous sont séduisants et virils, les jolies filles nues donnent leur corps aux voyous ; les bourgeois sont vieux, obèses, impuissants, décorés de la Légion d’honneur et leurs femmes sont frigides ; les curés sont de répugnantes vieilles chenilles qui ont inventé le péché pour nous empêcher de vivre."


jeudi 19 novembre 2020

Céline (barque)

 Céline, Mort à crédit, Pléiade p. 613 : 

"L’éclusier bouffi crache trois fois sa chique, tombe la veste, ramone et râle sur la chignole... La porte aux pivots tremblote, grince et démarre à petits coups... Les remous pèsent... les battants suintent et cèdent enfin... l’Arthémise pique un long sifflet... le convoi rentre... 

Plus loin, c’est Villeneuve-Saint-Georges... La travée grise de l’Yvette après les coteaux... En bas, la campagne... la plaine... le vent qui prend son élan... trébuche au fleuve... tourmente le bateau-lavoir... C’est l’infini clapotis... les triolets des branches dans l’eau... De la vallée... En vient de partout... Ça module les brises... Il est plus question des dettes... On n’en parle plus... C’est la force de l’air qui nous grise... On déconne avec l’oncle Arthur... Il veut nous faire traverser. Ma mère refuse qu’on s’embarque... Il monte tout seul dans un bachot. Il va nous montrer ses talents. Il rame à contre-courant. Mon père s’anime et lui prodigue mille conseils, l’exhorte à toutes les prudences. Même ma pauvre mère se passionne. Elle se méfie déjà du pire. Elle boite, elle nous accompagne tout le long de la rive..."



mercredi 18 novembre 2020

Lehn (chimie)

 Lehn (Jean-Marie), documentaire TV : 

"Les molécules ont une structure ; les supermolécules, une architecture. Le molécules sont belles. Termes qui évoquent l'art, la création. Déjà, en 1860, Marcelin Berthelot a écrit une très belle phrase qui contient l'essence de la chimie : 'La chimie crée son objet'. Il n'a pas dit qu'elle crée 'des objets', car c'est évident. Mais elle crée son objet, elle écrit son propre domaine, au fur et à mesure qu'elle se développe. De la même façon que le sculpteur fait sortir de la pierre une sculpture qui n'y était pas contenue ; que le romancier, à l'aide de mots, fait un roman qui n'était pas contenu dans les mots ; que le compositeur organise des sons en un morceau de musique qui n'était pas contenu dans les sons. De la même façon, le chimiste, en utilisant les éléments qui lui sont donnés par la nature (les atomes) crée des molécules, des supermolécules et des objets moléculaires de plus en plus compliqués. Les rapports avec la musique me tiennent à cœur ; et dans l'opération du chimiste se retrouvent, peut-être, ce développement dans le temps, cette organisation verticale et horizontale qui est aussi la caractéristique principale de la musique. Le domaine de la chimie est un domaine, en fait, plus vaste que celui qui est vraiment réalisé dans la nature. La nature n'a pas exploité toutes les ressources des éléments. Mais le chimiste peut le faire, et la seule limite, c'est l'imagination créatrice du chimiste, tempérée bien sûr par les lois qui régissent les relations entre atomes et molécules. Il y a donc pour le chimiste, non seulement lieu de découvrir, mais d'inventer. Pour lui, le livre de la chimie n'est pas seulement à lire, mais à écrire."



lundi 16 novembre 2020

Giono (dog-cart)

 Giono, Le Moulin de Pologne, chapitre 2 : 

« Chaque après-midi que Dieu faisait – c’est bien ici le cas de le dire –, on attelait deux chevaux entiers à un léger dog-cart. La voiture donnait une impression de fragilité insupportable. Pendant qu’on contenait les chevaux à pleins bras, Anaïs et Clara prenaient place dans le dog-cart, ensevelissant le petit siège d’osier sous le bouillonné de leurs robes. On leur donnait les rênes et le fouet. Dès que les deux garçons d’écurie s’écartaient, elles cinglaient les chevaux qui partaient comme le vent. Et, pendant deux heures sur les grand-routes, et même dans les landes, elles conduisaient à bride abattue et les yeux fermés.

On parlait partout de ces yeux fermés. Il est de fait qu’en voyant arriver ce tourbillon de poussière, ce carrosse de paille entraîné par deux brutes folles, ces satins volants, ces catogans dénoués, on regardait au visage ces deux femmes emportées. Tout le monde s’accordait à dire qu’elles avaient les yeux fermés. Tenant les rênes à pleins poings, environnées de falbalas échevelés (elles perdaient chaque jour par les chemins pour plus de six francs de galons et de rubans que les garçons s’en allaient chercher comme de l’or dans l’herbe des routes), traînant leurs longs cheveux comme des comètes, ces deux filles fermaient les yeux. »



Gracq (Venise)

Gracq, Lettrines : 

« Le matin nous allions tous les quatre, le cabas à la main, acheter des calmars au marché du Rialto, ou nager dans un bain populaire des Zattere – le soir, revenant du centre par l’étroite calli qui mène du Grand Canal vers notre quartier de Dorsoduro, nous entendions, tout contre notre joue, au long des fenêtres des petites maisons basses, la respiration des dormeurs : à Venise, où le mur de la vie privée est à peine le rideau de perles qui tient lieu de porte dans le Midi, on circule non dans des rues, mais dans des couloirs de maisons, et du matin au soir c’était pour nous Goldoni bien plus que Barrès : le charme de cette ville morte, c’est avant tout pour moi qu’elle vive encore comme aucune, tous les petits bruits de cette vie menue et attachante, hollandaise : un pas sur les dalles, un seau qu’on remplit, une persienne retombée, une conversation qui monte derrière un pan de mur, prenant sur le fond du silence une résonance et une signification de théâtre. Et jamais le soleil ne fut aussi frais et aussi jaune, aussi ancien et aussi jeune que ce septembre-là sur les Zattere, par où nous prenions presque toujours en sortant de la maison, et qui sont bien pour moi le quai le plus tentant qui soit au monde. C’est ainsi qu’il faut habiter cette ville naïve et merveilleuse : quel charme le soir d’y rentrer non à l’hôtel, mais à la maison ! »



 

dimanche 15 novembre 2020

Kleist (paysage)

 Kleist, Sentiments face au􏰂 pa􏰃ysage marin de Friedrich :

[réécriture d'un article de Brentano]

« Il est merveilleux, dans une infinie solitude sur le rivage marin, sous un ciel brouillé, de porter son regard sur un désert d’eau sans limites. Encore faut-il être allé là-bas, devoir en revenir, vouloir passer de l’autre côté, ne pas le pouvoir, être dépourvu de tout ce qui fait vivre, et percevoir néanmoins la voix de cette vie dans le grondement des flots, le souffle de l’air, le passage des nuages, le cri solitaire des oiseaux. Il faut pour cela une exigence du cœur et cette déception que, pour m’exprimer ainsi, la nature vous inflige. Mais tout cela est impossible devant le tableau, et ce que je devais trouver dans le tableau lui-même, je ne le trouvai qu’entre moi et le tableau, à savoir une exigence adressée par mon cœur au tableau et une déception que m’infligeait le tableau. Je devins ainsi moi-même le capucin, le tableau devint la dune, mais l’étendue où devaient se porter mes regards mélancoliques, la mer, était totalement absente. »


tableau :

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/21/Caspar_David_Friedrich_-_Der_M%C3%B6nch_am_Meer_-_Google_Art_Project.jpg


Empfindungen vor Friedrichs Seelandschaft.

"Herrlich ist es, in einer unendlichen Einsamkeit am Meeresufer, unter trübem Himmel, auf eine unbegränzte Wasserwüste, hinauszuschauen. Dazu gehört gleichwohl, daß man dahin gegangen sei, daß man zurück muß, daß man hinüber mögte, daß man es nicht kann, daß man Alles zum Leben vermißt, und die Stimme des Lebens dennoch im Rauschen der Fluth, im Wehen der Luft, im Ziehen der Wolken, dem einsamen Geschrei der Vögel, vernimmt. Dazu gehört ein Anspruch, den das Herz macht, und ein Abbruch, um mich so auszudrücken, den Einem die Natur thut. Dies aber ist vor dem Bilde unmöglich, und das, was ich in dem Bilde selbst finden sollte, fand ich erst zwischen mir und dem Bilde, nehmlich einen Anspruch, den mein Herz an das Bild machte, und einen Abbruch, den mir das Bild that; und so ward ich selbst der Kapuziner, das Bild ward die Düne, das aber, wo hinaus ich mit Sehnsucht blicken sollte, die See, fehlte ganz."