lundi 16 novembre 2020

Gracq (Venise)

Gracq, Lettrines : 

« Le matin nous allions tous les quatre, le cabas à la main, acheter des calmars au marché du Rialto, ou nager dans un bain populaire des Zattere – le soir, revenant du centre par l’étroite calli qui mène du Grand Canal vers notre quartier de Dorsoduro, nous entendions, tout contre notre joue, au long des fenêtres des petites maisons basses, la respiration des dormeurs : à Venise, où le mur de la vie privée est à peine le rideau de perles qui tient lieu de porte dans le Midi, on circule non dans des rues, mais dans des couloirs de maisons, et du matin au soir c’était pour nous Goldoni bien plus que Barrès : le charme de cette ville morte, c’est avant tout pour moi qu’elle vive encore comme aucune, tous les petits bruits de cette vie menue et attachante, hollandaise : un pas sur les dalles, un seau qu’on remplit, une persienne retombée, une conversation qui monte derrière un pan de mur, prenant sur le fond du silence une résonance et une signification de théâtre. Et jamais le soleil ne fut aussi frais et aussi jaune, aussi ancien et aussi jeune que ce septembre-là sur les Zattere, par où nous prenions presque toujours en sortant de la maison, et qui sont bien pour moi le quai le plus tentant qui soit au monde. C’est ainsi qu’il faut habiter cette ville naïve et merveilleuse : quel charme le soir d’y rentrer non à l’hôtel, mais à la maison ! »