Giono, Le Moulin de Pologne, chapitre 2 :
« Chaque après-midi que Dieu faisait – c’est bien ici le cas de le dire –, on attelait deux chevaux entiers à un léger dog-cart. La voiture donnait une impression de fragilité insupportable. Pendant qu’on contenait les chevaux à pleins bras, Anaïs et Clara prenaient place dans le dog-cart, ensevelissant le petit siège d’osier sous le bouillonné de leurs robes. On leur donnait les rênes et le fouet. Dès que les deux garçons d’écurie s’écartaient, elles cinglaient les chevaux qui partaient comme le vent. Et, pendant deux heures sur les grand-routes, et même dans les landes, elles conduisaient à bride abattue et les yeux fermés.
On parlait partout de ces yeux fermés. Il est de fait qu’en voyant arriver ce tourbillon de poussière, ce carrosse de paille entraîné par deux brutes folles, ces satins volants, ces catogans dénoués, on regardait au visage ces deux femmes emportées. Tout le monde s’accordait à dire qu’elles avaient les yeux fermés. Tenant les rênes à pleins poings, environnées de falbalas échevelés (elles perdaient chaque jour par les chemins pour plus de six francs de galons et de rubans que les garçons s’en allaient chercher comme de l’or dans l’herbe des routes), traînant leurs longs cheveux comme des comètes, ces deux filles fermaient les yeux. »