samedi 8 février 2025

Montaigne (substituts)

Montaigne, Essais, I, IV : "Comme l’âme décharge ses passions sur des objets faux, quand les vrais lui défaillent " :

"Quelles causes n'inventons-nous des malheurs qui nous adviennent ? A quoi ne nous prenons-nous, à tort ou à droit, pour avoir où nous escrimer ? Ce ne sont pas ces tresses blondes que tu déchires, ni la blancheur de cette poitrine que, dépité, tu bats si cruellement, qui ont perdu d'un malheureux plomb ce frère bien-aimé : prends t'en ailleurs. […] [Se frapper la tête] est un usage commun. Et le philosophe Bion [disant] de ce Roi qui de deuil s'arrachait les poils, fut-il pas plaisant : 'Celui-ci pense-t-il que la pelade soulage le deuil ?' Qui n'a vu mâcher et engloutir les cartes, se gorger d'une balle de dés, pour avoir où se venger de la perte de son argent ? Xerxès fouetta la mer de l'Hellespont, l'enforgea [= le mit aux fers] et lui fit dire mille vilenies et écrivit un cartel de défi au mont Athos : et Cyrus amusa toute une armée plusieurs jours à se venger de la rivière de Gyndus pour la peur qu'il avait eue en la passant : et Caligula ruina une très belle maison, pour le plaisir que sa mère y avait eu."


vendredi 7 février 2025

Cros (chat)

Cros, Le Coffret de santal :


Chatte blanche, chatte sans taches, 

Je te demande, dans ces vers, 

Quel secret dort dans tes yeux verts,

Quel sarcasme sous ta moustache. 


Tu nous lorgnes, pensant tout bas 

Que nos fronts pâles, que nos lèvres 

Déteintes en de folles fièvres, 

Que nos yeux creux ne valent pas 


Ton museau que ton nez termine, 

Rose comme un bouton de sein, 

Tes oreilles dont le dessin 

Couronne fièrement ta mine. 


Pourquoi cette sérénité ? 

Aurais-tu la clé des problèmes 

Qui nous font frissonnant et blêmes, 

Passer le printemps et l'été ? 


Devant la mort qui nous menace, 

Chats et gens, ton flair, plus subtil 

Que notre savoir, te dit-il 

Où va la beauté qui s'efface, 


Où va la pensée, où s'en vont 

Les défuntes splendeurs charnelles ? 

Chatte, détourne tes prunelles ; 

J'y trouve trop de noir au fond.


... Cros a fait mieux ; mais il aimait les chats



jeudi 6 février 2025

Nodier (distraction)

Nodier, Histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux :

mercredi 5 février 2025

Céline (Beaux Draps)

Céline, Les beaux Draps (fin) : 

[un des plus beaux poèmes en prose de C., en conclusion de son opuscule le plus "regrettable" (litote)]


"Ô mignon trio de déesses ! À cabrioles tout autour ! Houspillés sommes divinement ! Trois sylves à magie guillerette ! do ! do ! do ! fa mi ré do si ! Coquines-ci, mutines-là ! Effrontées ! Trilles ! Quelles enlevades ! et si joliment chiffonnées ! Taquines ! Quel essor ! Charges de joies ensorcelantes !... Ô l’exquise impertinence ! Environnés à tourbillons ! Fraîches à défaillir de roses et de lumière ! Elles nous pressent, nous boutent ! nous assaillent ! De grâce ! à mille effronteries ! pointes et saccades de chat ! se jouent de nous ! Ta ! ta ! ta !... Magie de sourire nous achève… Nous sommes pris !...

Nous sommes pris !...  

N’échapperont ! notre défaite s’accomplit !... chargés de joies ensorcelantes ! à dérobades ! prestes retours ! mieux vaut nous rendre !... nous fûmes défaits aux lieux des Cygnes… où mélodie nous a conduits… appel en fa ! tout s’évapore !... deux trilles encore !... une arabesque !... une échappée ! Dieu les voici !... fa… mi… ré… do… si !... Mutines du ciel nous enchantent ! damnés pour damnés tant pis !  

Que tout se dissipe ! ensorcelle ! virevole ! à nuées guillerettes ! Enchanteresses ! ne sommes plus… écho menu dansant d’espace ! fa ! mi ! ré ! do ! si !... plus frêle encore et nous enlace… et nous déporte en tout ceci !... à grand vent rugit et qui passe !..."


[poème en prose certes, mais constellé, comme on le voit, ou plutôt comme on l'entend, d'octosyllabes]



mardi 4 février 2025

Renan (science)

Renan, L'Avenir de la science (V) : 

"Le monde véritable que la science nous révèle est de beaucoup supérieur au monde fantastique créé par l'imagination. On eût mis l'esprit humain au défi de concevoir les plus étonnantes merveilles, on l'eût affranchi des limites que la réalisation impose toujours à l'idéal, qu'il n'eût pas osé concevoir la millième partie des splendeurs que l'observation a démontrées. Nous avons beau enfler nos conceptions, nous n'enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses *. N'est-ce pas un fait étrange que toutes les idées que la science primitive s'était formées sur le monde nous paraissent étroites, mesquines, ridicules, auprès de ce qui s'est trouvé véritable ? [...] Le temple de notre Dieu n'est-il pas agrandi, depuis que la science nous a découvert l'infinité des mondes ? Et pourtant on était libre alors de créer des merveilles ; on taillait en pleine étoffe, si j'ose le dire, l'observation ne venait pas gêner la fantaisie ; mais c'est à la méthode expérimentale, que plusieurs se plaisent à représenter comme étroite et sans idéal, qu'il était réservé de nous révéler, non pas cet infini métaphysique dont l'idée est la base même de la raison de l'homme, mais cet infini réel, que jamais il n'atteint dans les plus hardies excursions de sa fantaisie. Disons donc sans crainte que, si le merveilleux de la fiction a pu sembler jusqu'ici nécessaire à la poésie, le merveilleux de la nature, quand il sera dévoilé dans toute sa splendeur, constituera une poésie mille fois plus sublime, une poésie qui sera la réalité même, qui sera à la fois science et poésie".   

 * Pascal


lundi 3 février 2025

Claudel (prière)

Claudel, Bréviaire poétique, "Prière pour le dimanche matin" (Gallimard, 1962) : 


"AMEN ! Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit ! Je suis prêt, c'est moi !

Mon Dieu, je suis ressuscité et je suis encore avec Toi !

Je dormais et j'étais couché ainsi qu'un mort dans la nuit.

Dieu dit : Que la lumière soit ! et je me suis réveillé comme on pousse un cri !

J'ai surgi et je me suis réveillé,

Je suis debout et je commence avec le jour qui commence !

Mon père qui m'avez engendré avant l'Aurore, je me place dans Votre Présence.

Mon cœur est libre et ma bouche est nette, mon corps et mon esprit sont à jeun.

Je suis absous de tous mes péchés que j'ai confessés un par un.

L'anneau nuptial est à mon doigt et ma face est nettoyée.

Je suis comme un être innocent dans la grâce que Vous m'avez octroyée.

Que Vous demander, qui ne pouvez me donner ce qui n'est pas à Vous !

Cette pièce d'or marquée du nom de César et cette parole en qui je plaise à tous.

Mais je vais avoir le soleil même, j'ouvre les bras à votre dimension.

Je regarde au plus haut du ciel un point d'or comme au jour de votre Ascension.

J'accepte ce monde tel qu'il est et je n'ai rien à y changer.

Seigneur, donnez-moi seulement Vous-même et c'est assez."

 


dimanche 2 février 2025

Atkinson (sang)

Atkinson, À quand les bonnes nouvelles ? chap. 'Porté disparu' :

"Il y a longtemps, très, très longtemps, quand le monde était beaucoup plus jeune et Jackson aussi, il s’était fait tatouer son groupe sanguin sur la poitrine, juste au-dessus du cœur. Un truc de soldat pour que les toubibs puissent vous traiter plus vite si vous receviez une balle ou sautiez sur quelque chose. D’autres gars avec lesquels il était à l’armée avaient étoffé leur collection, ajouté des femmes, des bouledogues, des Union Jack et même le mot « Maman », mais Jackson n’avait jamais été un adepte de l’art du tatouage : il était allé jusqu’à promettre mille livres sterling à sa fille si elle arrivait à l’âge de vingt et un ans sans éprouver le besoin de se décorer la peau avec un papillon, un dauphin ou le caractère chinois pour « bonheur ». Jackson s’en était tenu au message pratique « Groupe sanguin A positif », qui n’avait jusqu’alors été qu’un souvenir bleu estompé d’une autre vie. « A positif » – un bon groupe sanguin répandu que partageaient environ 35 pour cent de la population. Abondance de donneurs. Il avait apparemment eu besoin d’eux, chaque once précieuse de son sang rouge ayant été remplacée grâce à une bande de frères et sœurs de sang qui avaient empêché qu’il soit effacé de sa propre vie."



A LONG TIME AGO, A LONG, LONG TIME AGO, WHEN THE WORLD WAS much younger and so was Jackson, he had his blood group tattooed on his chest, just above his heart. A soldier's trick so that when you are shot or blown up the medics can treat you as quickly as possible. Other guys he was in the army with had extended their skin-ink collections, adding on women and bulldogs and Union Jacks and, yes, indeed, the word 'Mother', but Jackson had never been a fan of the tattooist's art, had even promised his daughter a thousand pounds in cash if she made it to twenty-one without feeling the need to decorate her skin with a butterfly or a dolphin or the Chinese character for 'happiness'. Jackson himself had stuck with the one practical, lower-case message - 'Blood Type A Positive', until now no more than a faded blue souvenir of another life. 'A Positive' - a nice common kind of blood shared by roughly 35 per cent of the population. Plenty of donors. And he'd needed them apparently, every precious ounce of red blood having been replaced courtesy of a band of blood brothers and sisters who had stopped him being erased from his own life.