samedi 21 août 2021

Stravinski (originalité)

Stravinski, Poétique musicale p. 50 : 

"L'époque contemporaine nous offre [...] l'exemple d'une culture musicale où se perdent de jour en jour le sens de la continuité et le goût de la communion. 

Le caprice individuel, l'anarchie intellectuelle qui tendent à régir le monde où nous vivons isolent l'artiste de ses semblables et le condamnent à paraître aux yeux du public en qualité de monstre : un monstre d'originalité, inventeur de sa langue, de son vocabulaire et de l'appareil de son art. L'usage des matériaux éprouvés et des formes établies lui est communément interdit. Il en vient à parler un idiome sans relation avec le monde qui l'écoute. Son art devient vraiment unique, en ce sens qu'il est incommunicable et clos de toutes parts. Le bloc erratique n'est plus une curiosité d'exception ; c'est le seul modèle qui soit offert à l'émulation des néophytes."


vendredi 20 août 2021

Starobinski (Rousseau)

Starobinski, J-J Rousseau, La Transparence et l’obstacle : 

"Les Dialogues sont essentiellement une réflexion dirigée contre la réflexion. C’est là que réside le non-sens, l’erreur capitale des Dialogues, autant et peut-être plus encore que dans le caractère délirant des idées de persécution. La conversation entre les deux personnages, Rousseau et le Français, est une interminable réflexion destinée à prouver que Jean-Jacques, conduit seulement par ses sensations et ses impulsions, est incapable de vivre selon le mode de la pensée réfléchie. Jean-Jacques se sépare de lui-même afin de nous dire qu’il ne s’est jamais quitté. L’ouvrage tout entier est une réflexion malheureuse et honteuse, fascinée par la nostalgie de l’irréfléchi : elle se condamne et se renie elle-même en se développant, et du même coup elle aggrave et prolonge la faute d’écrire et de réfléchir, dont Rousseau se dit innocent." 


jeudi 19 août 2021

Balzac (sensibilité)


Balzac, Le Lys dans la vallée : 

"N'appartenons−nous pas au petit nombre de créatures privilégiées pour la douleur et pour le plaisir, de qui les qualités sensibles vibrent toutes à l'unisson en produisant de grands retentissements intérieurs, et dont la nature nerveuse est en harmonie constante avec le principe des choses ! Mettez−les dans un milieu où tout est dissonance, ces personnes souffrent horriblement, comme aussi leur plaisir va jusqu'à l'exaltation quand elles rencontrent les idées, les sensations ou les êtres qui leur sont sympathiques. Mais il est pour nous un troisième état dont les malheurs ne sont connus que des âmes affectées par la même maladie, et chez lesquelles se rencontrent de fraternelles compréhensions. Il peut nous arriver de n'être impressionnés ni en bien ni en mal. Un orgue expressif doué de mouvement s'exerce alors en nous dans le vide, se passionne sans objet, rend des sons sans produire de mélodie, jette des accents qui se perdent dans le silence ! espèce de contradiction terrible d'une âme qui se révolte contre l'inutilité du néant. Jeux accablants dans lesquels notre puissance s'échappe tout entière sans aliment, comme le sang par une blessure inconnue. La sensibilité coule à torrents, il en résulte d'horribles affaiblissements, d'indicibles mélancolies pour lesquelles le confessionnal n'a pas d'oreilles."


mercredi 18 août 2021

Gadda (le 'je')

Gadda, La Connaissance de la douleur, première partie, chap. 3, trad. Bonalumi et Wahl :

"[...] c’est alors que le Je se détermine, avec sa belle monade sur l’occiput, comme une câpre superposée à l’anchois roulé qui couronne la tranche de citron, dont une côtelette viennoise s’orne : alors : c’est alors, justement, à cet instant précis, que surgit la grosse asperge du Je : pimpant : en érection : empanaché d’attributs en tous genres : violacé, emplumé, bandé et turgescent : comme un dindon : dans une roue de diplômes ingénieuriaux, de titres équestres : saturé de gloires familiales : plus chargé de quincaillerie et de coquilles de moules qu’un griot [...]."


... allora... è allora che l’io si determina, con la sua brava mònade in coppa, come il càppero sull’acciuga arrotolata sulla fetta di limone sulla costoletta alla viennese... Allora, allora! È allora, proprio, in quel preciso momento, che spunta fuori quello sparagone d’un io... pimpante... eretto... impennacchiato di attributi di ogni maniera... paonazzo, e pennuto, e teso, e turgido... come un tacchino... in una ruota di diplomi ingegnereschi, di titoli cavallereschi... saturo di glorie di famiglia... onusto di chincaglieria e di gusci di arselle come un re negro...

[en VO il n'y a pas de majuscule à 'io"] 


mardi 17 août 2021

Hume (égratignure)

Hume, Traité de la nature humaine, Livre II : Des Passions (1739), III, 3, Sur les motifs qui influencent la volonté, traduction Cléro :

"Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt. Il n’est pas contraire à la raison que je choisisse d’être totalement ruiné pour empêcher le moindre malaise d’un Indien ou d’une personne qui m’est totalement inconnue. Il n’est pas davantage contraire à la raison que je préfère, même en connaissance de cause, un moindre bien à mon plus grand bien, et que j’éprouve une affection plus ardente pour le premier que pour le second. Un bien trivial peut, en raison de circonstances particulières, produire un désir supérieur à celui que suscite le contentement le plus considérable et le plus estimable ; et il n’y a rien de plus extraordinaire en cela que de voir, en mécanique, un poids d’une livre soulever un de cent, grâce à l’avantage de sa situation. En bref, une passion doit s’accompagner d’un jugement faux pour être déraisonnable ; et même alors, ce n’est pas la passion, à proprement parler, qui est déraisonnable, c’est le jugement."


It is not contrary to reason to prefer the destruction of the whole world to the scratching of my finger. It is not contrary to reason for me to chuse my total ruin, to prevent the least uneasiness of an Indian or person wholly unknown to me. It is as little contrary to reason to prefer even my own acknowledgeed lesser good to my greater, and have a more ardent af- fection for the former than the latter. A trivial good may, from certain circumstances, produce a desire superior to what arises from the greatest and most valuable enjoyment; nor is there any thing more extraordinary in this, than in mechanics to see one pound weight raise up a hundred by the advantage of its situation. In short, a passion must be accompanyed with some false judgment in order to its being unreasonable; and even then it is not the passion, properly speaking, which is unreasonable, but the judgment.


lundi 16 août 2021

Bartelt (souffrances)

Bartelt, Chaos de famille :

"Dans les pièces du bas, les beaux-frères et les belles-sœurs gueulaient comme à l’asile. Il avait encore dû se passer des choses. Genre psychodrame.

Avant de m’en aller, j’avais entendu Maurice protester avec une véhémence de sourdingue :

— On ne peut pas parler de la schizophrénie comme des hémorroïdes, Bernard ! La schizophrénie, c’est dans la tête ! C’est une maladie noble !

— Tu m’as mal compris, Maurice, disait Bernard. Je parle de la souffrance. Quand on souffre on souffre. La souffrance est la souffrance.

— T’as parlé des hémorroïdes, je m’excuse.

— Oui. Pour dire que la souffrance, c’est la souffrance, Maurice !

— La schizophrénie, hurlait Maurice, c’est dans la tête, merde, Bernard ! Dans la tête ! Dans la tête !

— Je ne te parle pas de la tête, Maurice ! Je te parle de la souffrance !

— Pour moi, la schizophrénie c’est une maladie de la grande intelligence, tu vois ! Chez les écrivains, les cinéastes, les peintres, et même chez les psychiatres, y a du schizophrène. C’est d’ailleurs ce qui fait le prix de notre souffrance.

— Moi je dis que souffrir de schizophrénie ou souffrir de…

— Attention, Bernard, pas d’amalgame ! Pas d’amalgame ! Surtout pas d’amalgame !

— J’ai le droit de dire aussi, moi, parce que je suis aussi schizophrène que toi, Maurice, tu le sais bien, aussi schizophrène, malgré que je sois plus jeune, mais comme j’ai aussi des hémorroïdes, j’estime que je suis bien placé pour comparer. Et pour affirmer que souffrir c’est souffrir !"


dimanche 15 août 2021

Franzen (visages)

Franzen (Jonathan), La Zone d’inconfort, traduction Kerline, éditions L'Olivier p. 57 : 

"Nos cortex visuels sont programmés pour reconnaître rapidement les visages et en soustraire instantanément une foule de détails, les réduire à leur image essentielle : telle personne est-elle heureuse ? fâchée ? craintive ? Les individus ont des visages très variés, mais un sourire moqueur chez l'un est très semblable à un sourire moqueur chez l'autre. Les sourires sont conceptuels, non picturaux. Nos cerveaux sont comme des caricaturistes - et les caricaturistes sont comme nos cerveaux, ils simplifient, ils exagèrent, ils subordonnent les détails faciaux aux concepts comiques abstraits.

Scott McCloud, dans L'Art invisible, son traité sur la bande dessinée, soutient que l'image que vous avez de vous-même quand vous conversez est différente de celle de la personne avec qui vous conversez. Votre interlocuteur peut afficher des sourires universels, des froncements de sourcils universels qui vous permettront d'identifier ses émotions, mais il a aussi un nez particulier, une peau particulière, des cheveux particuliers qui vous rappellent continuellement qu'il est un Autre. L'image que vous avez de votre propre visage, en revanche, est extrêmement stylisée. Quand vous souriez, vous imaginez un dessin de sourire, non l'ensemble composite peau-nez-cheveux. C'est précisément la simplicité et l'universalité des visages dessinés, l'absence des particularismes constitutifs de l'Autre, qui nous invitent à les aimer comme nous-même. Les visages les plus communément aimés (et rentables) du monde moderne sont des dessins exceptionnellement basiques et abstraits : Mickey Mouse, les Simpson, Tintin et - le plus simple de tous, juste un cercle, deux points et une ligne horizontale - Charlie Brown."


Our visual cortexes are wired to quickly recognize faces and then quickly subtract massive amounts of detail from them, zeroing in on their essential message: Is this person happy? Angry? Fearful? Individual faces may vary greatly, but a smirk on one is a lot like a smirk on another. Smirks are conceptual, not pictorial. Our brains are like cartoonists—and cartoonists are like our brains, simplifying and exaggerating, subordinating facial detail to abstract comic concepts.

Scott McCloud, in his cartoon treatise Understanding Comics, argues that the image you have of yourself when you’re conversing is very different from your image of the person you’re conversing with. Your interlocutor may produce universal smiles and universal frowns, and they may help you to identify with him emotionally, but he also has a particular nose and particular skin and particular hair that continually remind you that he’s an Other. The image you have of your own face, by contrast, is highly cartoonish. When you feel yourself smile, you imagine a cartoon of smiling, not the complete skin-and-nose-and-hair package. It’s precisely the simplicity and universality of cartoon faces, the absence of Otherly particulars, that invite us to love them as we love ourselves. The most widely loved (and profitable) faces in the modern world tend to be exceptionally basic and abstract cartoons: Mickey Mouse, the Simpsons, Tintin, and—simplest of all, barely more than a circle, two dots, and a horizontal line — Charlie Brown.