samedi 25 novembre 2023

Aymé (propreté)

Aymé, Les Tiroirs de l'inconnu chap. XII :

"La colère, c’est le pied de cochon, c’est surtout les gants. J’ai fait une chose abominable encore une fois. Je suis sale, Volodia, je n’aime pas me laver et si j’étais seule, je sais que je serais toujours sale et que je souffrirais pas. Alors, avec Tatiana, qui est propre tous les jours, même aux endroits qu’on ne voit pas, c’est la guerre qui ne finit pas. Elle me surveille, elle m’interroge et moi je mens, je dis que j’ai lavé les pieds et souvent, je n’ai pas lavé, mais Tatiana s’aperçoit presque toujours. Si j’étais vraie mère, je me laverais tous les matins pour ne pas qu’elle ait une peine à cause de moi, mais je suis un monstre. Un monstre.

Des yeux de Sonia des larmes ont coulé dans son assiette sur une peau de banane."


vendredi 24 novembre 2023

Aymé (mariage)

Aymé, La Table-aux-Crevés, chap. XIII : 

"Truchot avait des notions très fermes sur l’évolution sentimentale des valeurs arithmétiques du mariage. Il pensait que les solidarités de nourriture sont les assises essentielles de l’amour conjugal, la faribole par-dessus le marché. La première année de son mariage, lorsque la Louise était tombée malade, il avait observé que la sollicitude naît d’une inquiétude matérielle, la tendresse de la sollicitude. Comme la maladie, dont il ne s’était pas ému d’abord, paraissait devoir durer, il s’était dit avec anxiété : « Pourvu qu’elle soit relevée avant les foins. » Et par la suite, il ne devait jamais oublier avec quelle reconnaissance attendrie il avait vu sa femme se rétablir avant le temps de la fenaison."


jeudi 23 novembre 2023

Apollinaire (nature et artifice)

Apollinaire, Lettres à Lou, 19 mai 1915, Gallimard p. 385-386 : 

"Ici, le printemps commence à défleurir et ça me fait un peu de peine. Aujourd'hui cependant j'ai vu une aubépine rose en fleurs, je ne sais pas d'ailleurs si c'est le vrai nom de cet arbre charmant. Il était tout en fleurs, les petites feuilles s'y mêlaient agréablement aux fleurs rouges plutôt que roses et pressées et nombreuses. On aurait dit une œuvre d'art, une plante artificielle ou obtenue par un art particulier comme par exemple chez les Japonais. Car, il y a quelque chose de bien singulier dans les arts raffinés c'est qu'ils produisent des œuvres qui lorsqu'elles ne veulent pas viser au sublime sont bien plus gracieuses, plus belles même que ce que la nature peut produire dans les mêmes proportions et ma foi, un feu d'artifice, aussi, est à première vue bien plus beau que la guerre. C'est là non point une apparence vaine, mais un fait de plaisir immédiat pour nos sens blasés d'hommes qui de fils en pères [sic] sont un peu habitués à la nature ; cependant dès qu'on approfondit on voit qu'il y a dans la nature quelque chose de supérieur à ce qui n'est que l'artifice. C'est la vie même et pour que l'œuvre d'art y atteigne il faut l'inspiration. Et l'inspiration se rencontre rarement dans les œuvres qui ne s'adressent qu'à la joie superficielle des sens. C'est pourquoi il arrive bien souvent que les œuvres inspirées ne sont pas immédiatement agréables.

L'amour aussi est une œuvre d'art et il est plus important qu'il soit animé par l'inspiration qui est la vie même, que d'être, dès l'abord, trop plaisant, trop seulement plaisant."


mercredi 22 novembre 2023

Aguéev (statue)

Aguéev, Roman avec cocaïne chap. 4 p. 108 (traduction Lydia Chweitzer) :  

"Vers le soir la pluie s’arrêta, mais les trottoirs et l’asphalte étaient encore mouillés, les réverbères s’y reflétaient comme dans des lacs noirs. Les candélabres gigantesques des deux côtés d’un Gogol de granit bourdonnaient doucement. Cependant, leurs boules laiteuses, dans la résille de leur monture, suspendues au sommet de ces mâts de fonte, éclairaient mal en bas, et ce n’est que çà et là, dans les tas noirs des feuillages mouillés, que clignotaient leurs pièces d’or. Une goutte de pluie se détacha du nez pointu, du nez en pierre, accrocha en tombant la lueur du réverbère, s’alluma de bleu et s’éteignit aussitôt."


texte cité dans La Désobligeante :

http://lecalmeblog.blogspot.com/2019/07/p.html

 

mardi 21 novembre 2023

Aymé (Lolita)

Aymé, Les Tiroirs de l'inconnu, chap. VI :

"À demi couché sur le divan de la salle à manger, mon frère lisait un livre ayant pour titre Lolita. Il a levé le nez à mon approche et m’a dit qu’il était en train de lire un livre comme jamais lu, un roman faramineux. Je n’ai pas manifesté de curiosité. Les romans et plus généralement la littérature ne m’intéressent pas. Michel, qui s’en est souvenu tout à coup, m’a considéré un moment en silence. « C’est, a-t-il ajouté, l’histoire d’un type de quarante ans qui est l’amant d’une petite fille de douze ans. » À quoi je n’ai pu me retenir de hausser les épaules. On se casse le dos à faire des études, on avale des centaines et des centaines d’alexandrins qui vous cambrent les sentiments et après, il faudrait se plonger dans une littérature qui va à contre-poil de tout ce qu’on a appris. C’est ce que j’ai dit à mon frère. Maintenant, on en est au derrière des fillettes, demain peut-être à celui des octogénaires. Une littérature de pissotière, d’égout, d’asile de fous, voilà à quoi tu te délectes. À quand le best-seller mondial dont l’action se passera tout entière dans les chiottes ?"


lundi 20 novembre 2023

Amis [Martin] (Quichotte)

     Amis (Martin) Guerre au cliché [Broken Lance, in The War Against Cliché : Essays and Reviews 1971-2000] traduction F. Maurin : 

 "Sans être pour autant menacé dans son statut de chef d’œuvre inexpugnable, Don Quichotte souffre d’un assez gros défaut : celui d’une illisibilité totale. L’auteur de ces lignes en sait quelque chose, il vient de le lire. Le livre ne manque certes pas de beautés, de charme, de comédie sublime, mais il se perd dans de longs développements (représentant près de 75% de l’ensemble) qui en font un monument d’ennui inhumain […] Lire Don quichotte équivaut peu ou prou à recevoir la visite du vieux barbon de la famille […]. Avec ce livre, on plonge le regard dans la bouillie primitive de la fiction : ça fume, ça glougloute, ça grésille de vie en puissance, ça grumelle de prototypes âcres et grossiers."


While clearly an impregnable masterpiece, Don Quixote suffers from one fairly serious flaw – that of outright unreadability. This reviewer should know, because he has just read it. The book bristles with beauties, charm, sublime comedy ; it is also, for long stretches (approaching about 75 per cent of the whole), inhumanly dull. […] Reading Don Quixote can be compared to an indefinite visit from your most impossible senior relative, with all his pranks, dirty habits, unstoppable reminiscences, and terrible cronies. 


dimanche 19 novembre 2023

Montherlant (silence)

Montherlant, Un Voyageur solitaire est un diable, in Essais, Pléiade p. 385 :

"Quoi qu'il en soit, et quand il n'y aurait d'autre divinité dans ces lieux, il y a celle du silence. La procesion va por dentro : la procession se déroule à l'intérieur (proverbe espagnol). Du seul point de vue humain, le silence double la richesse du temps ; aussi hommes et bêtes n'ont-ils de cesse qu'ils l'aient saccagé. Qui me parle, me prend. Et moi, en parlant, je me perds. Au sens chrétien du mot. Et au sens naturel : je perds ma substance et je l'avilis. Un tel disait des choses sages, et s'en vantait. Je lui dis : Si tu étais vraiment sage, ces choses que tu penses et viens de dire, tu les penserais et ne les aurais pas dites. Il est vrai qu'il aurait pu répondre : je l'ai fait par charité. Voulez-vous voir les esprits réellement distingués se diminuer ? Mettez-les en société, et écoutez-les."