samedi 22 août 2020

Gombault (néant)


Gombauld (Jean-Ogier de) [1646] : 

Cette source de mort, cette homicide peste, 
Ce péché, dont l'enfer a le monde infecté, 
M'a laissé, pour tout être, un bruit d'avoir été, 
Et je suis de moi-même une image funeste.

L'auteur de l'univers, le monarque céleste, 
S'était rendu visible en ma seule beauté 
Ce vieux titre d'honneur qu'autrefois j'ai porté, 
Et que je porte encore, est tout ce qui me reste.

Mais c'est fait de ma gloire, et je ne suis plus rien, 
Qu'un fantôme qui court après l'ombre d'un bien, 
Ou qu'un corps animé du seul ver qui le ronge.

Non, je ne suis plus rien, quand je veux m'éprouver,
Qu'un esprit ténébreux, qui voit tout comme en songe 
Et cherche incessamment ce qu'il ne peut trouver.

vendredi 21 août 2020

Giono (jours)


Giono, Rondeur des jours (début) Gallimard L'Imaginaire p. 7-8 :
"Les jours commencent et finissent dans une heure trouble de la nuit. Ils n’ont pas la forme longue, cette forme des choses qui vont vers des buts : la flèche, la route, la course de l’homme. Ils ont la forme ronde, cette forme des choses éternelles et statiques : le soleil, le monde, Dieu. La civilisation a voulu nous persuader que nous allions vers quelque chose, un but lointain. Nous avons oublié que notre seul but, c’est vivre et que vivre nous le faisons chaque jour et tous les jours et qu’à toutes les heures de la journée nous atteignons notre but véritable si nous vivons. Tous les gens civilisés se représentent le jour comme commençant à l’aube ou un peu après, ou longtemps après, enfin à une heure fixée par le début de leur travail ; qu'il s’allonge à travers leur travail, pendant ce qu’ils appellent ‘toute la journée’ ; puis qu’il finit quand ils ferment les paupières. Ce sont ceux-là qui disent : les jours sont longs. 
Non, les jours sont ronds.
Nous n’allons vers rien, justement parce que nous allons vers tout, et tout est atteint du moment que nous avons tous nos sens prêts à sentir. Les jours sont des fruits et notre rôle est de les manger, de les goûter doucement ou voracement selon notre nature propre, de profiter de tout ce qu’ils contiennent, d’en faire notre chair spirituelle et notre âme, de vivre. Vivre n’a pas d’autre sens que ça.
Tout ce que nous propose la civilisation, tout ce qu’elle nous apporte, tout ce qu’elle nous apportera, rien n’est rien si nous ne comprenons pas qu’il est plus émouvant pour chacun de nous de vivre un jour que de réussir en avion le raid sans escales Paris-Paris autour du monde."

jeudi 20 août 2020

Suskind (marche)


Süskind, Le Pigeon (trad. B. Lortholary) p. 95 : 
« La marche apaise. La marche recèle une énergie bénéfique. Cette façon de poser régulièrement un pied devant l'autre tout en ramant au même rythme avec ses bras, la fréquence accrue de la respiration, la légère stimulation du pouls, les activités oculaire et auriculaire indispensables pour déterminer sa direction et préserver son équilibre, la sensation de l'air qui vous frôle l'épiderme : autant de phénomènes qui, d'une manière tout à fait irrésistible, rameutent et rattachent le corps à l'esprit, et font que l'âme, si étiolée et estropiée qu'elle soit, prend de l'ampleur et grandit. »

Gehen beschwichtigt. Im Gehen liegt eine heilsame Kraft. Das regelmäßige Fuß-vor-Fuß-Setzen bei gleichzeitigem rhythmischem Rudern der Arme, das Ansteigen der Atemfrequenz, die leichte Stimulierung des Pulses, die zur Bestimmung der Richtung und zur Wahrung des Gleichgewichts nötigen Tätigkeiten von Auge und Ohr, das Gefühl der vorüberwehenden Luft auf der Haut – all das sind Geschehnisse, die Körper und Geist auf ganz unwiderstehliche Weise zueinanderdrängen und die Seele, auch wenn sie noch so verkümmert und lädiert ist, wachsen und sich weiten lassen.

Rappel : 

mercredi 19 août 2020

Diderot (fond et forme)


Diderot, Eloge de Térence in Œuvres esthétiques, éd. Vernière, Classiques Garnier, 1988, p. 65 : 
« Dans les jugements divers qu'on entend porter tous les jours, rien de si commun que la distinction du style et des choses. Cette distinction est trop généralement acceptée, pour n'être pas juste. Je conviens qu'où il n'y a point de choses, il ne peut y avoir de style ; mais je ne conçois pas comment on peut ôter au style sans ôter à la chose. Si un pédant s'empare d'un raisonnement de Cicéron ou de Démosthène, et qu'il le réduise en un syllogisme qui ait sa majeure, sa mineure et sa conclusion, sera-t-il en droit de prétendre qu'il n'a fait que supprimer des mots, sans avoir altéré le fond ? L'homme de goût lui répondra : Eh ! qu'est devenue cette harmonie qui me séduisait ? Où sont ces figures hardies, par lesquelles l'orateur s'adressait à moi, m'interpellait, me pressait, me mettait à la gêne ? Comment se sont évanouies ces images qui m'assaillaient en foule, et qui me troublaient ? Et ces expressions, tantôt délicates, tantôt énergiques, qui réveillaient dans mon esprit je ne sais combien d'idées accessoires, qui me montraient des spectres de toutes les couleurs, qui tenaient mon âme agitée d'une suite presque ininterrompue de sensations diverses, et qui formaient cet impétueux ouragan qui la soulevait à son gré ; je ne les retrouve plus. Je ne suis plus en suspens ; je ne souffre plus ; je ne tremble plus ; je n'espère plus ; je ne m'indigne plus ; je ne frémis plus ; je ne suis plus troublé, attendri, touché ; je ne pleure plus, et vous prétendez toutefois que c'est la chose même que vous m'avez montrée ! Non, ce ne l'est pas ; les traits épars d'une belle femme ne font pas une belle femme ; c'est l'ensemble des traits qui la constituent, et leur désunion la détruit ; il en est de même du style. C'est qu'à parler rigoureusement, quand le style est bon. il n'y a point de mot oisif. »

mardi 18 août 2020

Racine + Molière (coup de foudre)


Racine, Britannicus, acte 1, scène 2  [1669]
NERON 
[…] Excité d'un désir curieux,
Cette nuit je l'ai vue arriver en ces lieux,
Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes,
Belle, sans ornement, dans le simple appareil
D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.
Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,
Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence,
Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs,
Relevaient de ses yeux les timides douceurs,
Quoi qu'il en soit, ravi d'une si belle vue,
J'ai voulu lui parler, et ma voix s'est perdue :
Immobile, saisi d'un long étonnement,
Je l'ai laissé passer dans son appartement.
J'ai passé dans le mien. C'est là que, solitaire,
De son image en vain j'ai voulu me distraire.
Trop présente à mes yeux je croyais lui parler ;
J'aimais jusqu'à ses pleurs que je faisais couler.
Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce :
J'employais les soupirs, et même la menace.
Voilà comme, occupé de mon nouvel amour,
Mes yeux, sans se fermer, ont attendu le jour.


Molière, Les Fourberies de Scapin,  acte 1 scène 2 [1671]
OCTAVE
[…] Nous entrons dans une salle, où nous voyons une vieille femme mourante, assistée d'une servante qui faisait des regrets, et d'une jeune fille toute fondante en larmes, la plus belle, et la plus touchante qu'on puisse jamais voir. […] Une autre aurait paru effroyable en l'état où elle était ; car elle n'avait pour habillement qu'une méchante petite jupe, avec des brassières de nuit qui étaient de simple futaine ; et sa coiffure était une cornette jaune, retroussée au haut de sa tête, qui laissait tomber en désordre ses cheveux sur ses épaules ; et cependant faite comme cela, elle brillait de mille attraits, et ce n'était qu'agréments et que charmes, que toute sa personne. […] Ses larmes n'étaient point de ces larmes désagréables, qui défigurent un visage ; elle avait à pleurer, une grâce touchante ; et sa douleur était la plus belle du monde.

lundi 17 août 2020

Chesterton (création)


Chesterton, Orthodoxie (1909) : 
« [Le premier, le christianisme] sépara Dieu du cosmos […]. Dieu est un créateur, comme l'artiste est un créateur. Un poète est si détaché de son poème qu'il en parle lui-même comme d'une petite chose qu'il a ‘jetée sur le papier’. Même en le formulant, il s'en débarrasse. Le principe selon lequel toute création et toute procréation sont des ruptures est du moins aussi constant dans le cosmos que le principe de l'évolution selon lequel toute croissance est une ramification. Une femme perd aussi son enfant quand elle le met au monde. Toute création est une séparation. La naissance est une séparation aussi solennelle que la mort.
Le premier principe philosophique du christianisme fut ainsi que ce divorce dans l'acte divin de créer (pareil à celui qui coupe le poète de son poème ou la mère du nouveau-né) décrivait exactement l'acte par lequel l'énergie absolue créa le monde. Selon la plupart des philosophes, Dieu asservit le monde en le créant. Selon le christianisme, en le créant, ll le libéra. »

[Orthodoxy p. 140] And the root phrase for all Christian theism was this, that God was a creator, as an artist is a creator.A poet is so separate from his poem that he himself speaks of it as a little thing he has "thrown off." Even in giving it forth he has flung it away. This principle that all creation and procreation is a breaking off is at least as consistent through the cosmos as the evolutionary principle that all growth is a branching out. A woman loses a child even in having a child. All creation is separation. Birth is as solemn a parting as death.It was the prime philosophic principle of Christianity that this divorce in the divine act of making (such as severs the poet from the poem or the mother from the new-born child) was the true description of the act whereby the absolute energy made the world. According to most philosophers, God in making the world enslaved it. According to Christianity, in making it, He set it free.