Diderot, Eloge de Térence in Œuvres esthétiques, éd. Vernière, Classiques Garnier, 1988, p. 65 :
« Dans les jugements divers qu'on entend porter tous les jours, rien de si commun que la distinction du style et des choses. Cette distinction est trop généralement acceptée, pour n'être pas juste. Je conviens qu'où il n'y a point de choses, il ne peut y avoir de style ; mais je ne conçois pas comment on peut ôter au style sans ôter à la chose. Si un pédant s'empare d'un raisonnement de Cicéron ou de Démosthène, et qu'il le réduise en un syllogisme qui ait sa majeure, sa mineure et sa conclusion, sera-t-il en droit de prétendre qu'il n'a fait que supprimer des mots, sans avoir altéré le fond ? L'homme de goût lui répondra : Eh ! qu'est devenue cette harmonie qui me séduisait ? Où sont ces figures hardies, par lesquelles l'orateur s'adressait à moi, m'interpellait, me pressait, me mettait à la gêne ? Comment se sont évanouies ces images qui m'assaillaient en foule, et qui me troublaient ? Et ces expressions, tantôt délicates, tantôt énergiques, qui réveillaient dans mon esprit je ne sais combien d'idées accessoires, qui me montraient des spectres de toutes les couleurs, qui tenaient mon âme agitée d'une suite presque ininterrompue de sensations diverses, et qui formaient cet impétueux ouragan qui la soulevait à son gré ; je ne les retrouve plus. Je ne suis plus en suspens ; je ne souffre plus ; je ne tremble plus ; je n'espère plus ; je ne m'indigne plus ; je ne frémis plus ; je ne suis plus troublé, attendri, touché ; je ne pleure plus, et vous prétendez toutefois que c'est la chose même que vous m'avez montrée ! Non, ce ne l'est pas ; les traits épars d'une belle femme ne font pas une belle femme ; c'est l'ensemble des traits qui la constituent, et leur désunion la détruit ; il en est de même du style. C'est qu'à parler rigoureusement, quand le style est bon. il n'y a point de mot oisif. »