samedi 20 juillet 2024

Hrabal (bain)

Hrabal, La Chevelure sacrifiéetrad. Ancelot chap 7 : 

"Je me couche lentement, je m’étire tout entière, je suis couchée dans ce tonneau tronqué comme une aiguille dans le boîtier d’un compas, je regarde au-dessus de moi l’assemblage de poutres où disparaît la chaudière blanche, je rêve, je commence à rêver, je fonds lentement dans l’eau chaude, je flotte dans l’eau chaude comme une paillette de savon, tous mes membres se détendent, je dénoue toutes les nappes et tous les draps dans lesquels mon passé est noué, j’ouvre tous les paniers, toutes les malles, toutes les armoires où se trouvent des images qui sont arrivées depuis longtemps, mais qui consentent à me rendre visite à tout instant, de belles images, mais incolores qui attendent ce bain chaud pour finir de se développer et affirmer leurs couleurs. C’est cela, mon cinéma, que je projette sur l’écran de mes yeux fermés, un film où moi, je joue le grand rôle, moi qui suis arrivée jusqu’en ce lieu, dans cette baignoire de bois où me voilà étendue…"


vendredi 19 juillet 2024

Kundera (autrui)

Kundera, L’insoutenable Légèreté de l’être V, 9 : 

"Que cherchait-il chez toutes ces femmes ? Qu'est-ce qui l'attirait vers elles ? L'amour physique n'est-il pas l'éternelle répétition du même ?

Nullement. Il reste toujours un petit pourcentage d'inimaginable. Quand il voyait une femme tout habillée, il pouvait évidemment s'imaginer plus ou moins comment elle serait une fois nue (ici son expérience de médecin complétait l'expérience de l'amant), mais entre l'approximation de l'idée et la précision de la réalité il subsistait un petit intervalle d'inimaginable, et c'était cette lacune qui ne le laissait pas en repos. Et puis, la poursuite de l'inimaginable ne s'achève pas avec la découverte de la nudité, elle va plus loin : quelles mines ferait-elle en se déshabillant ? que dirait-elle quand il lui ferait l'amour ? sur quelles notes seraient ses soupirs ? quel rictus viendrait se graver sur son visage dans l'instant de la volupté ?

Ce que le moi a d'unique se cache justement dans ce que l'être humain a d'inimaginable. On ne peut imaginer que ce qui est identique chez tous les êtres, que ce qui leur est commun. 

Le « moi » individuel, c'est ce qui se distingue du général, donc ce qui ne se laisse ni deviner ni calculer d'avance, ce qu'il faut d'abord dévoiler, découvrir, conqué­rir chez l'autre."


jeudi 18 juillet 2024

Ramuz (soleils)

Ramuz, Si le soleil ne revenait pas, chap. III :

"Ici, on n'a point de soleil de tout l'hiver, là-bas ils en ont deux tout le long de l'année. Vous comprenez, ça fait une différence.

On lui disait :

- Deux ?

- Oui, il y a celui qui est dans le ciel et puis celui qui est dans l'eau.

- Celui qui est dans l'eau ?

- Oui, c'est qu'il y a le lac. Oh ! c'est raide là-bas, c'est encore plus raide qu'ici. C'est une côte au bord de l'eau, c'est comme un côté de baignoire, ça a deux cents mètres de haut. Et la terre n'y tiendrait pas toute seule, mais ils ont fait partout des murs qu'ils ont mis les uns au dessus des autres, qui la soutiennent ; et où ils cultivent la vigne avec des fossoirs, remontant chaque hiver dans des hottes la terre qui est descendue. Ils sont là, voyez-vous, comme sur des marches d'escalier, et ils sont dans l'air, voyez-vous, parce qu'il y a de l'air partout. Il y a au-dessus d'eux l'air qui est bleu, en face d'eux la montagne qui est bleue, au-dessous d'eux le lac qui est bleu. Le soleil vous tape sur la tête, mais il y en a un autre, celui d'en bas, qui vous tape dans le dos. ça en fait deux : celui d'en haut, qui est en un point, tout rassemblé ; celui d'en bas qui est tout cassé en morceaux et éparpillé, parce qu'il y a de l'eau qui le balance et en bombarde la côte ; ça en fait deux qui chauffent ensemble : c'est pourquoi ils ont du bon vin."


rappel : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2023/03/ramuz-vigne.html


mercredi 17 juillet 2024

Ramuz (silence)

Ramuz, Derborence I, 1 :

"[…] Il s'était tu. Et, à ce moment-là, Séraphin s'étant tu également, on avait senti grandir autour de soi une chose tout à fait inhumaine et à la longue insupportable : le silence. Le silence de la haute montagne, le silence de ces déserts d'hommes, où l'homme n'apparaît que temporairement : alors, pour peu que par hasard il soit silencieux lui-même, on a beau prêter l'oreille, on entend seulement qu'on n'entend rien. C'était comme si aucune chose n'existait plus nulle part, de nous à l'autre bout du monde, de nous jusqu'au fond du ciel. Rien, le néant, le vide, la perfection du vide ; une cessation totale de l'être, comme si le monde n'était pas créé encore, ou ne l'était plus, comme si on était avant le commencement du monde ou bien après la fin du monde. Et l'angoisse se loge dans votre poitrine où il y a comme une main qui se referme autour du cœur.

Heureusement que le feu recommence à pétiller ou c'est une goutte d'eau qui tombe, ou c'est un peu de vent qui traîne sur le toit. Et le moindre petit bruit est comme un immense bruit. La goutte tombe en retentissant. La branche mordue par la flamme claque comme un coup de fusil ; le frottement du vent remplit à lui seul la capacité de l'espace. Toute espèce de petits bruits qui sont grands, et ils reviennent ; on redevient vivant soi-même parce qu'eux-mêmes sont vivants."


mardi 16 juillet 2024

Woolf (mots)

Woolf, On Craftmanship (BBC 1937) :  

"Les mots n’aiment pas que l’on débatte de leur pureté ou leur impureté. Si l’on fonde une Société pour la pureté de l’anglais, ils manifesteront leur désaccord en en fondant une autre pour l’Impureté de l’anglais. Ils croient qu’un mot est aussi bon qu’un autre ; que les mots mal-élevés sont aussi bons que les mots bien-élevés, les mots incultes que les mots cultivés, il n’y a ni rang ni titre dans leur société. Ils n’aiment pas non plus qu’on les dépose à la pointe de sa plume pour les observer, un par un. Ils veulent rester tous ensemble, dans les phrases, les paragraphes, et même dans une page entière. Ils détestent être utiles ; ils détestent gagner de l’argent ; ils détestent qu’on discute d’eux en public. Bref, ils détestent tout ce qui les enferme dans une seule définition, ou les limite à une seule attitude car il est dans leur nature de changer."


They do not like to have their purity or their impurity discussed. If you start a Society for Pure English, they will show their resentment by starting another for impure English — hence the unnatural violence of much modern speech; it is a protest against the puritans. They are highly democratic, too; they believe that one word is as good as another; uneducated words are as good as educated words, uncultivated words as cultivated words, there are no ranks or titles in their society. Nor do they like being lifted out on the point of a pen and examined separately. They hang together, in sentences, in paragraphs, sometimes for whole pages at a time. They hate being useful; they hate making money; they hate being lectured about in public. In short, they hate anything that stamps them with one meaning or confines them to one attitude, for it is their nature to change.



lundi 15 juillet 2024

Amiel (penseur)

Amiel, Journal 27 février 1851 : 

"Le penseur est au philosophe ce que le dilettante est à l’artiste. Il joue avec la pensée et lui fait produire une foule de jolies choses de détail, mais il s’inquiète des vérités plus que de la vérité, et l’essentiel de la pensée, sa conséquence, son unité, lui échappe. Il manie agréablement son instrument, mais il ne le possède pas, et encore moins le crée-t-il. C’est un horticulteur et non un géologue, il ne laboure la terre que ce qu’il faut pour lui faire rendre des fleurs et des fruits, il ne la creuse pas assez pour la connaître. En un mot le penseur est un philosophe superficiel, fragmentaire, curieux ; c’est le philosophe littéraire, orateur, causeur, ou écrivain ; le philosophe est le penseur scientifique."


dimanche 14 juillet 2024

Giono (soleil)

Giono, Joselet (incipit), in Solitude de la pitié : 

"Joselet s'est assis en face du soleil.

L'autre est en train de descendre en plein feu. Il a allumé tous les nuages ; il fait saigner le ciel sur le bois. Il vendange tout ce maquis d'arbres, il le piétine, il en fait sortir un jus doré et tout chaud qui coule dans les chemins. Quand un oiseau passe dans le ciel il laisse un long trait noir tout enlacé comme les tortillons de la vigne. On entend sonner des cloches dans les clochers des villages, là-bas derrière les collines. On entend rentrer les troupeaux et ceux qui olivaient les dernières olivettes des hautes-terres s'appellent de verger en verger avec des voix qui font comme quand on tape sur des verres.

« Oh ! Joselet, je lui dis.

— Oh ! Monsieur, il me répond sans détourner la tête.

— Alors tu regardes le soleil ?

— Alors oui, vous voyez. »

Le soleil est maintenant en train de se battre avec un gros nuage tout en ventre.

Il le déchire à grands coups de couteau. Joselet a du soleil plein la barbe comme du jus de pêche. Ça lui barbouille tout l'alentour de la bouche. Il en a plein les yeux et plein les joues. On a envie de lui dire : « Essuie-toi. »

« Alors, tu le manges ce soleil ? Je lui dis encore.

— Eh ! Oui, je le mange », dit Joselet.

Vraiment il s'essuie la bouche du revers de la main et il avale sa salive comme s'il l'avait parfumée d'un gros fruit du ciel."