samedi 1 juin 2024

Tesson (conscience)

Tesson S., Blanc : 

"Si nous avions eu pleine connaissance des crevasses sur lesquelles nous passions à l’aveugle, nous n’aurions jamais osé nous aventurer. Leçon pour la vie : ne pas tout savoir. La transparence est cet état qui, donnant à tout connaître, donne à tout redouter. La neige masquait l’ensemble et permettait de glisser dans l’inconscience, c’est-à-dire le bonheur. En ville, même principe. Si l’on se trouvait informé de la vie intime de nos proches, on n’accepterait plus le moindre contact."


vendredi 31 mai 2024

Jarry (Bain du roi)

Jarry :

                   Le Bain du roi

   

Rampant d’argent sur champ de sinople, dragon

Fluide, au soleil la Vistule se boursoufle.

Or le roi de Pologne, ancien roi d’Aragon,

Se hâte vers son bain, très nu, puissant maroufle.

 

Les pairs étaient douzaine : il est sans parangon.

Son lard tremble à sa marche et la terre à son souffle ;

Pour chacun de ses pas son orteil patagon

Lui taille au creux du sable une neuve pantoufle.

 

Et couvert de son ventre ainsi que d’un écu

Il va. La redondance illustre de son cul

Affirme insuffisant le caleçon vulgaire

 

Où sont portraicturés en or, au naturel,

Par derrière, un Peau-Rouge au sentier de la guerre

Sur son cheval, et par devant, la Tour Eiffel.




jeudi 30 mai 2024

Ronsard (coït)

Ronsard, Amours, XII :


Quand en songeant ma follastre j’accole,
Laissant mes flancs sur les siens allonger,
Et que d’un branle habilement leger
En sa moitié ma moitié je recole :
Amour, adonc si follement m'affole,
Qu'un tel abus je ne voudroi changer,

Non au butin d’un rivage estranger,
Non au sablon qui jaunoye au Pactole.
Mon Dieu ! quel heur et quel contentement
M’a fait sentir ce faux recolement,
Changeant ma vie en cent metamorphoses ?
Combien de fois doucement agité,
Suis-je ore mort, ore resuscité
Entre cent liz, et cent vermeilles roses ?


mercredi 29 mai 2024

Roubaud (rasages 1)

Roubaud, Poésie, coll Poésie-Gallimard p. 22 : 


Rasoir d'Occam

Mon grand‐père, appliquant à ses propres rasoirs le principe d’Occam qui règle l’emploi des nominaux, n’en posséda que deux pendant sa vie. Et encore perdit‐il le premier dans la tranchée en quinze, avec sa première montre et son premier stylo.

Il s’asseyait généralement le matin, vers sept heures, après un petit déjeuner frugal et préparait avec sérieux, dans un bol d’eau très chaude à l’aide d’un blaireau très souple une mousse de savon à barbe si dense si blanche et si compacte qu’il m’en vient encore, après plus de trente ans, l’eau à la bouche.

Pour moi, né en des temps dégénérés, si je ne ne suis pas descendu assez bas dans l’échelle humaine pour me servir d’un rasoir électrique, je ne suis, hélas, jamais parvenu à la perfection glaciale du «sabre».

J’utilise un gilette à lames hebdomadaires stainless steel et de la mousse en bombe william Carlos williams, que je défriche, suivant un ordre ascétique et immuable sur : a) le menton b) la lèvre inférieure c) la joue droite d) la joue gauche e) la lèvre supérieure f) le cou.

Et je me coupe quelquefois, quand j’y pense.



Notes : 

- en philosophie, le "rasoir d'Occam", du nom du philosophe médiéval, est le principe de simplicité, de réduction au minimum utile des hypothèses ; "entia non sunt multiplicanda" =  "il ne faut pas multiplier les entités (les êtres)" ; ce n'est pas un principe malthusien, mais ça pourrait…)

- william Carlos williams : poète américain du XX° s . ; l'absence de majuscules est peut-être une allusion à e e cummings, autre poète américain du XX°) ; dans un autre passage, l'auteur écrit w c Williams


comparer : 


Roubaud, La belle Hortense, p. 21-22 (décidément !) : 

"Le visage de l’inspecteur était couvert, dans sa partie inferieure, de crème à raser. Au pied du miroir setrouvaient : un pot d’eau très chaude, fumant sa vapeur dans l’air auroral, et une petite soucoupe où s'entassaient des tertres de mousse dense et compacte piqués d’innombrables poils bruns tirant vers le gris.

L’inspecteur tenait à la main un «sabre», un rasoir à l’ancienne qui avait appartenu autrefois au barbier de Lord Bertrand Russell (un cadeau de son vieil ami, le superintendant Badger, de Scotland Yard) et il se rasait, selon un ordre sévère et immuable :

a) le menton

b) la lèvre inferieure

c) la joue droite

d) la joue gauche

e) la lèvre supérieure

f) le cou."


mardi 28 mai 2024

Kundera (non-conformismes)

Kundera, La vie est ailleurs, [en tchèque, 1969], trad. Kerel 1973, chap. 16 :

"Le vieux savant observait les jeunes gens tapageurs et il comprit soudain qu’il était le seul dans cette salle à posséder le privilège de la liberté, parce qu’il était âgé ; c’est seulement quand il est âgé que l’homme peut ignorer l’opinion du troupeau, l’opinion du public et de l’avenir. Il est seul avec sa mort prochaine et la mort n’a ni yeux ni oreilles, il n’a pas besoin de lui plaire ; il peut faire et dire ce qui lui plaît à lui-même de faire et de dire. »


Kundera, Entretien sur Janacek, France-Musique 1976 entretien rediffusé le 27 mai 2024 13h, "Trésors de France-Musique"] : 

"Janacek est un cas absolument unique. Comme jeune homme, il était plutôt conservateur […] mais comme vieillard, il était un enfant terrible, un non-conformiste. C'est absolument contraire au cas habituel. Il y a une grande différence entre le non-conformisme des jeunes et le non-conformisme d'un vieillard. La liberté de la jeunesse, c'est toujours la liberté en groupe. Leur contestation est toujours en quête d'une nouvelle convention, non moins dogmatique et non moins agressive. Le non-conformisme de la jeunesse, c'est toujours le flirt avec l'avenir, avec le public futur. Tandis que le vieillard est seul. Il est sans avenir. Il est seul en face de sa prochaine mort […]. En plus, il est pressé, il n'a pas le temps de faire le flirt, il est pressé de dire l'essentiel. J'aime beaucup plus la liberté d'un vieillard que la liberté du non-conformisme organisé des jeunes."


lundi 27 mai 2024

Roubaud (paysage)

Roubaud, L'Enlèvement d'Hortense chap. 15 p. 128 : 

"On sortit de la Ville entre deux haies d’immenses HLM noires et on se dirigea vers la banlieue entre deux haies de HLM noires, mais moins hautes. Il y eut des usines désaffectées, on vit «Engrenages hélicoïdaux Durand», des petits pavillons de banlieue à briques sales, des jardins potagers pleins de mâchefer. On passa le fleuve avec une presqu’île où croît l’asperge tranquille sous l’irrigation puante des égouts. Une odeur puissante de caoutchouc brûlé traversa le wagon. Le paysage, en somme."


dimanche 26 mai 2024

Guérin (nature et intériorité)

Guérin (Maurice de), Le Cahier vert, 10 décembre 1834 : 

"Comme un enfant en voyage, mon esprit sourit sans cesse à de belles régions qu'il voit en lui-même et qu'il ne verra jamais ailleurs. J'habite avec les éléments intérieurs des choses, je remonte les rayons des étoiles et le courant des fleuves jusqu'au sein des mystères de leur génération. Je suis admis par la nature au plus retiré de ses divines demeures, au point de départ de la vie universelle ; là, je surprends la cause du mouvement et j'entends le premier chant des êtres dans toute sa fraîcheur. Qui ne s'est pas surpris à regarder courir sur la campagne l'ombre des nuages d'été ? Je ne fais pas autre chose en écrivant ceci. Je regarde courir sur ce papier l'ombre de mes imaginations, flocons épars sans cesse balayés par le vent. Telle est la nature de mes pensées et de tous mes biens intellectuels, un peu de vapeur flottante et qui va se dissoudre."