mercredi 29 mai 2024

Roubaud (rasages 1)

Roubaud, Poésie, coll Poésie-Gallimard p. 22 : 


Rasoir d'Occam

Mon grand‐père, appliquant à ses propres rasoirs le principe d’Occam qui règle l’emploi des nominaux, n’en posséda que deux pendant sa vie. Et encore perdit‐il le premier dans la tranchée en quinze, avec sa première montre et son premier stylo.

Il s’asseyait généralement le matin, vers sept heures, après un petit déjeuner frugal et préparait avec sérieux, dans un bol d’eau très chaude à l’aide d’un blaireau très souple une mousse de savon à barbe si dense si blanche et si compacte qu’il m’en vient encore, après plus de trente ans, l’eau à la bouche.

Pour moi, né en des temps dégénérés, si je ne ne suis pas descendu assez bas dans l’échelle humaine pour me servir d’un rasoir électrique, je ne suis, hélas, jamais parvenu à la perfection glaciale du «sabre».

J’utilise un gilette à lames hebdomadaires stainless steel et de la mousse en bombe william Carlos williams, que je défriche, suivant un ordre ascétique et immuable sur : a) le menton b) la lèvre inférieure c) la joue droite d) la joue gauche e) la lèvre supérieure f) le cou.

Et je me coupe quelquefois, quand j’y pense.



Notes : 

- en philosophie, le "rasoir d'Occam", du nom du philosophe médiéval, est le principe de simplicité, de réduction au minimum utile des hypothèses ; "entia non sunt multiplicanda" =  "il ne faut pas multiplier les entités (les êtres)" ; ce n'est pas un principe malthusien, mais ça pourrait…)

- william Carlos williams : poète américain du XX° s . ; l'absence de majuscules est peut-être une allusion à e e cummings, autre poète américain du XX°) ; dans un autre passage, l'auteur écrit w c Williams


comparer : 


Roubaud, La belle Hortense, p. 21-22 (décidément !) : 

"Le visage de l’inspecteur était couvert, dans sa partie inferieure, de crème à raser. Au pied du miroir setrouvaient : un pot d’eau très chaude, fumant sa vapeur dans l’air auroral, et une petite soucoupe où s'entassaient des tertres de mousse dense et compacte piqués d’innombrables poils bruns tirant vers le gris.

L’inspecteur tenait à la main un «sabre», un rasoir à l’ancienne qui avait appartenu autrefois au barbier de Lord Bertrand Russell (un cadeau de son vieil ami, le superintendant Badger, de Scotland Yard) et il se rasait, selon un ordre sévère et immuable :

a) le menton

b) la lèvre inferieure

c) la joue droite

d) la joue gauche

e) la lèvre supérieure

f) le cou."