samedi 11 février 2023

Druon (Florence)

Druon, Rendez-vous aux Enfers (Les grandes Familles, 3) chap. 4 : 

"Et la Toscane vint à eux, dans la splendeur de son automne, la Toscane où les ombres n’ont point la même teinte qu’ailleurs, la Toscane où pas un arbre n'est à déplacer, où le moindre habitat paraît le temple d’un dieu mineur, la Toscane qui, pour l'Occident, représente le plus évidemment le paradis.

Mais, à la surprise de Jean-Noël, Basil résolut d’éviter Florence. […]

Florence est fatigante comme un musée, dit-il. C’est le garde-meuble du génie. La beauté ne gagne rien à être pareillement entassée ; on se cogne les pieds dans la merveille. Et puis, tous ces chefs-d’œuvre sont comme l’orteil de Saint-Pierre, usé par trop de bouches. Là, trop d’yeux se sont posés dessus. Et il y a sûrement, dans tout cela, des choses qui ne sont pas belles, et l’on n’ose pas le dire. À Florence, on perd son indépendance de jugement. On devient client des Médicis, et l’on a peur de voir son crédit intellectuel coupé si l’on ne s’extasie pas assez."


vendredi 10 février 2023

Mizubayashi (langue française)

Mizubayashi (Akira), Une langue venue d'ailleurs, II, 14  p. 175 : 

"Tout compte fait, le français m'apparaît comme un ensemble de contraintes horriblement rigides. Cioran parle de "camisole de force". Oui, c'est un peu cela pour moi. Une camisole de force qui me prive singulièrement de liberté. Mais, justement, le plaisir éprouvé dans la recherche d'une liberté possible au sein même des limitations prescrites par la langue française est incommensurable. Dans l'art japonais, on parle souvent de moule (kata), forme rigide qui s'impose et que l'artiste ne peut pas faire autrement que d'épouser scrupuleusement pour s'y épanouir, pour y trouver paradoxalement une singulière liberté d'expression personnelle. Peut-être mon approche du français a-t-elle à mon insu quelque chose de l'art d'un acteur de kabuki ou de nô."



jeudi 9 février 2023

Queneau (noce)

Queneau, Le Chiendent Folio p. 268-269 ; Pléiade p. 152-153 : 

"Ainsi échappe-t-on à l'angoisse, conclut Saturnin. On comprend alors ce que signifie le mot bien-être. L'un sourit, l'autre soupire de satisfaction. L'un claque la langue, l'autre s'essuie les lèvres avec entrain. C'est seulement maintenant que les langues que nouait la faim vont se délier ; c'est seulement maintenant que les bouches vont s'ouvrir pour autre chose que pour absorber, c'est seulement maintenant que l'estomac calmé va laisser le cerveau faire un peu d'exercice ; c'est seulement maintenant que le convive, accomplissant une révolution analogue à celle de Copernic en astronomie, passe de l'égocentrisme au polycentrisme ; c'est seulement maintenant que, cessant de s'intéresser uniquement à eux-mêmes, les uns et les autres admettent l'existence des autres et des uns ; c'est seulement maintenant que, devenus des individus sociables, les gens de la noce vont sortir de leur isolement et redevenir ce qu'ils étaient tout à l'heure : les gens de la noce. Afin de bien affirmer que de nouveau ils se sentent membres de cette communauté temporaire dont Ernestine et Taupe sont les pôles, et Mme Cloche la cause indirecte et cachée, tous se lèvent et, tendant à bout de bras leur verre, prononcent ensemble d'identiques paroles : une phrase exclamative dont les mots santé, mariée et marié forment l'armature."



mercredi 8 février 2023

Rilke + Keats + Gide (perméabilité)

Rilke à Lou Andreas Salomé 26 juin 1914, Correspondance, Seuil, trad. Jaccottet, p. 347 : 

"Je suis incurablement tourné vers le dehors, donc distrait de tout, ne refusant rien, mes sens passent, sans me consulter, au parti de tout intrus ; un bruit se produit-il, je me renonce et je suis ce bruit, et comme toute chose excitable veut être excitée, je ne désire au fond qu'être dérangé, et je le suis perpétuellement."

 

Keats, lettre à Woodhouse, 27 octobre 1818 : 

"When I am in a room with People if I ever am free from speculating on creations of my own brain, then not myself goes home to myself : but the identity of every one in the room begins so to press upon me that I am in a very little time annihilated."

trad. Davreu : 

"Lorsque je me trouve dans une pièce en compagnie d’autres Gens, si jamais me désertent les méditations sur les créations de mon propre cerveau, ce n’est pas alors moi-même qui rentre en moi-même : mais l’identité de chacun des présents se met à peser tellement sur moi qu’en très peu de temps je suis annihilé."


Keats, lettre à Benjamin Bailey, November 22, 1817

"if a Sparrow come before my Window I take part in its existince (sic) and pick about the Gravel."

trad. Davreu :

"si un oiseau vient à ma fenêtre, je prends part à son existence et picore les gravillons."


Gide, Les Nourritures terrestres, VI :

"Disponible ! Nathanaël, disponible ! — et par une attention subite, simultanée de tous les sens, arriver à faire (c’est difficile à dire) du sentiment même de sa vie, la sensation concentrée de tout l’attouchement du dehors… (ou réciproquement). — J’y suis ; là ; j’occupe ce trou, où s’enfoncent :

dans mon oreille : 

ce bruit continu de l’eau ; grossi, puis apaisé de ce vent dans ces pins ; intermittent des sauterelles ; etc.

dans mes yeux : 

l’éclat de ce soleil dans le ruisseau ; le mouvement de ces pins… (tiens ! un écureuil)… de mon pied qui fait un trou dans cette mousse ; etc.

dans mes narines : 

… (chut ! l’écureuil s’approche.) etc.

Et tout cela ensemble, etc., en un petit paquet ; — c’est la vie ; — est-ce tout ? — Non ! il y a toujours d’autres choses encore.

Crois-tu donc que je ne suis qu’un rendez-vous de sensations ? — Ma vie c’est toujours : cela, plus moi-même.



mardi 7 février 2023

Dutourd (formulation)

Dutourd, Le Séminaire de Bordeaux, chap V :

"D'avoir ainsi étiqueté son malheur, de l'avoir en quelque sorte classé dans un dossier l'avait réconforté  […] ; c'était une réaction d'homme de lettres ou d'artiste, qui trouve un allégement à ses peines quand il a tant fait que de leur donner une forme. M. Schwob n'était rien moins qu'homme de lettres, mais il est à présumer que toute personne intelligente l'est un peu, sans le savoir, dans la mesure où elle émousse la pointe des malheurs en se les décrivant à soi-même. L'expression « souffrir comme une bête » a quelque chose de pléonastique ; la souffrance n'existe vraiment que dans une conscience obscure, qui ne sait opposer aucune défense provenant de l'esprit, qui ne sait prendre ni position susceptible de l'atténuer ni recul sur elle."



lundi 6 février 2023

Solomon (variation)

Solomon, M., Beethoven, New York : Schirmer Books, 1979  p. 303 :

[traduction Google à peine retouchée…] 

"La variation est potentiellement la plus "ouverte" des procédures musicales, celle qui donne la plus grande liberté à la fantaisie du compositeur. Elle reflète l'imprévisibilité et la nature aléatoire de l'expérience humaine et entretient l'ouverture de l'attente humaine. Le destin ne peut pas frapper à la porte dans la forme de la variation : des concepts tels que la nécessité et l'inévitabilité ont besoin d'un schéma musical dialectique pour exprimer leur message, alors que la variation est discursive et péripatétique, fuyant tout message et idéologie. Son sujet est l'aventurier, le picaro, l'artiste du changement rapide, l'imposteur, le phénix qui renaît toujours de ses cendres, le rebelle qui, vaincu, continue sa quête, le penseur qui doute de la perception, qui façonne et remodèle la réalité à la recherche de sa signification profonde, l'enfant tout-puissant qui joue avec la matière comme Dieu joue avec l'univers. La variation est la forme d'humeurs changeantes, d'alternances de sentiments, nuances de sens, dislocations de perspective. Elle brise l'apparence en éclats de réalité jusqu'alors inaperçus et, par un acte de volonté, rassemble les fragments à la fin. Le sens du temps est effacé – élargi, contracté – par les changements de tempo ; l'espace et la masse se dissolvent dans les contours les plus dépouillés des progressions harmoniques et se reconstituent en structures baroques chargées de motifs richement ornés. Le thème reste partout comme une ancre pour empêcher la fantaisie de perdre le contact avec le monde extérieur, mais il se dissout aussi dans les souvenirs, les images et les sentiments qui sous-tendent sa simple réalité".


Variation is potentially the most "open" of musical procedures, one which gives the greatest freedom to the composer's fantasy. It mirrors the unpredictability and chance nature of human experience and keeps alive the openness of human expectation. Fate cannot knock on the door in the variation form : such concepts as necessity and inevitability need a dialectical musical pattern within which to express their message, whereas the variation is discursive and peripatetic, in flight from all messages and ideologies.  Its subject is the adventurer, the picaro, the quick-change artist, the impostor, the phoenix who ever rises from the ashes, the rebel who, defeated, continues on his quest, the thinker who doubts perception, who shapes and reshapes reality in search of its inner significance, the omnipotent child who plays with matter as God plays with the universe. Variation is the form of shifting moods, alternations of feeling, shades of meaning, dislocations of perspective. It shatters appearance into splinters of previously unperceived reality and, by an act of will, reassembles the fragments at the close. The sense of time is effaced--expanded, contracted--by changes in tempo ; space and mass dissolve into the barest outline of the harmonic progressions and build up once again into baroque structures laden with richly ornamented patterns. The theme remains throughout as an anchor to prevent fantasy from losing contact with the outer world, but it too dissolves into the memories, images, and feelings which underlies it simple reality.



dimanche 5 février 2023

Rodin (antiques)

Rodin, lettre à Hélène de Nostitz (1905) : 

"Maintenant j’ai fait une collection de dieux mutilés, en morceaux, quelques-uns, chefs-d’oeuvres. Je passe du temps avec eux ils m’instruisent. J’aime ce langage d’il y a deux ou trois mille ans, plus près de la nature qu’aucun autre. Je crois les comprendre, je les visite continuellement, leur grandeur m’est douce, et il y a un rapport en eux avec tout ce que j’ai aimé. Ce sont des morceaux de Neptune, de femmes déesses. […] Et tout ceci n’est pas mort, ils sont animés, et je les anime encore plus, je les complète facilement, en vision, et ce sont mes amis de la dernière heure."