Queneau, Le Chiendent Folio p. 268-269 ; Pléiade p. 152-153 :
"Ainsi échappe-t-on à l'angoisse, conclut Saturnin. On comprend alors ce que signifie le mot bien-être. L'un sourit, l'autre soupire de satisfaction. L'un claque la langue, l'autre s'essuie les lèvres avec entrain. C'est seulement maintenant que les langues que nouait la faim vont se délier ; c'est seulement maintenant que les bouches vont s'ouvrir pour autre chose que pour absorber, c'est seulement maintenant que l'estomac calmé va laisser le cerveau faire un peu d'exercice ; c'est seulement maintenant que le convive, accomplissant une révolution analogue à celle de Copernic en astronomie, passe de l'égocentrisme au polycentrisme ; c'est seulement maintenant que, cessant de s'intéresser uniquement à eux-mêmes, les uns et les autres admettent l'existence des autres et des uns ; c'est seulement maintenant que, devenus des individus sociables, les gens de la noce vont sortir de leur isolement et redevenir ce qu'ils étaient tout à l'heure : les gens de la noce. Afin de bien affirmer que de nouveau ils se sentent membres de cette communauté temporaire dont Ernestine et Taupe sont les pôles, et Mme Cloche la cause indirecte et cachée, tous se lèvent et, tendant à bout de bras leur verre, prononcent ensemble d'identiques paroles : une phrase exclamative dont les mots santé, mariée et marié forment l'armature."