samedi 3 octobre 2020

Carroll (Steven) (démarche)

 Carroll (Steven), De l'Art de conduire sa machine § 26, traduction Gerval : 

" Il marche penché en avant comme s'il lui fallait lutter contre d'invisibles bourrasques. Vic est né à la fin de la Première Guerre, il a grandi pendant la Grande Dépression, et sa démarche, d'une certaine façon, est exemplaire de sa génération. Il a les mains dans les poches, la tête basse, ses épaules sont voûtées. Une démarche d'hiver, alors qu'on est en plein été. Une démarche, surtout, qui va de l'avant, dans l'oubli des autres directions. Qui proclame qu'il ne vaut pas la peine de retourner à ce qu'on a laissé derrière soi, et que tout ce qui reste à la périphérie ne peut qu'être source d'inutile distraction. Mais ce n'est pas pour autant une démarche qui embrasse l'avenir. On dirait plutôt que Vic est poussé en avant malgré lui, comme s'il n'y avait rien d'autre à faire, aucun autre chemin à prendre, comme s'il reconnaissait implicitement, dans sa lassitude défiante, qu'un pas de côté risquait de marquer le retour de la misère et du désastre. C'est une démarche que l'on apprend dans les temps difficiles, et qu'une fois apprise on n'oublie jamais."


« [He] has drifted on a few paces ahead, leaning forward as he walks, as if leaning into a strong wind. It is a walk that almost defines a generation in itself, for Vic was born at the end of the first war and grew up during the Depression. His hands as he strides up the street to the Englishman’s house are in his pockets, his shoulders are hunched, and his head is lowered. It is a winter walk in summer. Above all, it is a walk that only knows one direction, and that is forward. A walk which assumes that everything left behind is not worth going back to, and everything to the side, anywhere within the range of peripheral vision, is a potential distraction. But it is not a walk that embraces the future. Rather, it is one that reluctantly presses forward, as if there is nothing else to be done, no other way, a walk that always acknowledges in its hunched wariness, the distinct possibility that any one step might mark the return of disaster and misery. One learns to walk like that in difficult times, and once the walk is learnt it is never forgotten. »


vendredi 2 octobre 2020

Houellebecq (hôpital)

 Houellebecq, Extension du domaine de la lutte :

"On s'habitue vite à l'hôpital. Pendant toute une semaine j'ai été assez sérieusement atteint, je n'avais aucune envie de bouger ni de parler ; mais je voyais les gens autour de moi qui bavardaient, qui se racontaient leurs maladies avec cet intérêt fébrile, cette délectation qui paraît toujours un peu indécente à ceux qui sont en bonne santé ; je voyais aussi leurs familles, en visite. Eh bien dans l'ensemble personne ne se plaignait ; tous avaient l'air très satisfaits de leur sort, malgré le mode de vie peu naturel qui leur était imposé, malgré, aussi, le danger qui pesait sur eux ; car dans un service de cardiologie la plupart des patients risquent leur peau, au bout du compte.

Je me souviens de cet ouvrier de cinquante-cinq ans, il en était à son sixième séjour : il saluait tout le monde, le médecin, les infirmières... Visiblement, il était ravi d'être là. Pourtant voilà un homme qui dans le privé avait une vie très active : il bricolait, faisait son jardin, etc. J'ai vu sa femme, elle avait l'air très gentille ; ils en étaient même touchants, de s'aimer comme ça, à cinquante ans passés. Mais dès qu'il arrivait à l'hôpital il abdiquait toute volonté ; il déposait son corps, ravi, entre les mains de la science. Du moment que tout était organisé. Un jour ou l'autre il allait y rester dans cet hôpital, c'était évident ; mais cela aussi était organisé. Je le revois s'adressant au médecin avec une espèce d'impatience gourmande, employant au passage des abréviations familières que je n'ai pas comprises : "Alors, on va me faire ma pneumo et ma cata veineuse ?" Ça, il y tenait, à sa cata veineuse ; il en parlait tous les jours."



jeudi 1 octobre 2020

Morand (crise cardiaque)

 Morand, L'Homme pressé : 

« Brusquement Pierre ressentit une affreuse douleur au côté gauche. Il lui chercha une cause, car il aimait comprendre pour deviner ce qui allait suivre.

"Nous sommes montés trop rapidement", pensa-t-il.

Tout à coup son pouls flancha et son corps devint mou. Il lui sembla qu’à bout portant, une pièce soudain démasquée tirait sur lui. Sur sa cage thoracique tombait un poids de deux cents kilos sous lequel il plia, comme si ses côtes devenues concaves s’en allaient toucher la colonne vertébrale. Il voulut lutter contre cette impression terrible ; plus il essayait de se dilater, plus il se sentait transpercé par un jet brûlant. On eût dit qu’une lance lui était restée fichée dans le corps.

L’avion virait sur l’aile droite, offrait à ses passagers le spectacle merveilleux du port entrant de toutes ses jetées, comme les rayons d’une gloire, dans l’Hudson, tandis que la pointe de Manhattan, portée à l’incandescence par le couchant, enfonçait comme un fer rouge son étrave dans une mer sillonnée de chalands, d’allèges et de remorqueurs emperruqués de fumée noire. Pierre ne vit rien ; il ne pouvait plus respirer ni tourner le cou.

La douleur gagnait l’épaule, passait en écharpe sous l’aisselle, lui ankylosait le bras gauche jusqu’au coude, jusqu’au petit doigt. Il suait, il claquait des dents, les tempes prises dans une porte de fer qui se refermait. Il n’eut pas de loisir de penser : "Je ne vais tout de même pas éclater en l’air", même pas le temps de crier : "Descendez car je suis en train de crever !" ; il mourait simplement dans son fauteuil sans que personne s’en aperçût.

Si les quatre moteurs avaient sauté d’un coup et qu’il eût été précipité du haut de ces dix mille pieds, quel soulagement !

Il serrait les dents, les paupières, les paumes, les reins, les narines, les orteils ; il pressait l’un contre l’autre, ainsi que l’huître presse ses coquilles contre l’attaque du couteau, tout ce que son corps offrait de couplé et de jumelé. Tantôt il se courbait en arc et tantôt il se bloquait pour se mettre en boule et offrir à la torture la plus petite surface.

La stewardess en blanc, très fardée, passait dans le couloir, le frôlait sans qu’il pût appeler, hurler, tant il était cloué par une pointe de fer, tant il lui semblait que le moindre geste suffirait à le disloquer, le moindre arrêt dans sa résistance, à le fracasser contre la paroi.

Des détonations se succédaient dans sa tête, des tocsins à le mettre en miettes. Il faisait la moue pour éloigner ses lèvres de ses dents qui les auraient tranchées net. Lardé, défoncé, éventré, il ne pensait qu’à se comprimer, à se tasser en attendant la fin de la crise. Du côté de la vie ou du côté de la mort, au point où il en était, ce ne pouvait être qu’un adoucissement de sa souffrance. Un tel paroxysme ne se soutient pas. L’organisme cède ou se redresse.

Autour de lui, c’étaient des exclamations. Les passagers couraient à l’occident, la figure peinturée de couchant comme des Sioux en guerre ; les regards convergeaient au-dessous, les nez s’aplatissaient le long des baies du couloir ; les cris d’admiration résonnaient contre les parois métalliques. Les étincelles crépitaient : on donnait des interviews par sans-fil.

Pierre eut soudain l’impression que des sauveteurs retiraient à grandes pelletées l’avalanche qui s’était abattue sur lui. L’oxygène filtrait à nouveau dans ses poumons, son pouls se stabilisait. L’instant d’après, il put même repousser l’air de ses côtes redevenues mobiles. La lance, qui l’avait perforé, se retirait en le charcutant encore, mais enfin sortait. On le déclouait de sa croix.

Il s’affaissa sous le bien-être, reprit pied dans des sensations désagréables mais ordinaires, la nausée, le mal de tête, une électrocution intermittente aux extrémités. Le cône d’ombre dans lequel il était entré diminua et la lumière reparut dès qu’il put ouvrir les yeux. »


rappels : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/06/celine-crise-cardiaque.html

+

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/09/zola-crise-cardiaque.html


mercredi 30 septembre 2020

Zola (crise cardiaque)

 Zola, Le Docteur Pascal :

« La journée fut longue. Et, cette nuit-là, vers quatre heures, comme Pascal venait enfin de s’endormir, après une insomnie heureuse d’espoirs et de rêves, il fut réveillé brutalement par une crise effroyable. Il lui sembla qu’un poids énorme, toute la maison, s’était écroulé sur sa poitrine, à ce point que le thorax, aplati, touchait le dos ; et il ne respirait plus, la douleur gagnait les épaules, le cou, paralysait le bras gauche. D’ailleurs, sa connaissance restait entière, il avait la sensation que son cœur s’arrêtait, que sa vie était sur le point de s’éteindre, dans cet affreux écrasement d’étau qui l’étouffait. Avant que la crise fût à sa période aiguë, il avait eu la force de se lever, de taper au plancher avec une canne, pour faire monter Martine. Puis, il était retombé sur son lit, ne pouvant plus ni bouger ni parler, trempé d’une sueur froide. […]

Il ne put mentir. C’était une crise, et terrible. La suffocation vint en coup de foudre, le renversa sur l’oreiller, le visage déjà bleu. Des deux mains, il avait saisi le drap à poignée, il s’y cramponnait, comme pour trouver un point d’appui et soulever l’effroyable masse qui lui écrasait la poitrine. Atterré, livide, il tenait ses yeux grands ouverts, fixés sur la pendule, avec une effrayante expression de désespoir et de douleur. Et, pendant dix longues minutes, il faillit expirer.

Tout de suite, Ramond l’avait piqué. Le soulagement fut lent à se produire, l’efficacité était moindre. […]

(il) fut repris de sa passion de savant, voulant donner à son jeune confrère une dernière leçon, basée sur l’observation directe. Il avait soigné plusieurs cas pareils au sien, il se souvenait surtout d’avoir disséqué, à l’hôpital, le cœur d’un vieux, pauvre atteint de sclérose.

– Je le vois, mon cœur... Il est couleur de feuille morte, les fibres en sont cassantes, on le dirait amaigri, bien qu’il ait augmenté un peu de volume. Le travail inflammatoire a dû le durcir, on le couperait difficilement...

Il continua à voix plus basse. Tout à l’heure, il avait bien senti son cœur qui mollissait, dont les contractions devenaient molles et lentes. Au lieu du jet de sang normal, il ne sortait plus par l’aorte qu’une bave rouge. Derrière, les veines étaient gorgées de sang noir, l’étouffement augmentait, à mesure que se ralentissait la pompe aspirante et foulante, régulatrice de toute la machine. Et, après la piqûre, il avait suivi, malgré sa souffrance, le réveil progressif de l’organe, le coup de fouet qui l’avait remis en marche, déblayant le sang noir des veines, soufflant de nouveau la force avec le sang rouge des artères. Mais la crise allait revenir, dès que l’effet mécanique de la piqûre aurait cessé. Il pouvait la prédire à quelques minutes près. Grâce aux injections, il y aurait encore trois crises. La troisième l’emporterait, il mourrait à quatre heures.

À quatre heures moins dix, une nouvelle piqûre resta sans effet. Et quatre heures allaient sonner, lorsque la deuxième crise se déclara. Brusquement, après avoir étouffé, il se jeta hors de son lit, il voulut se lever, marcher, dans un réveil de ses forces. Un besoin d’espace, de clarté, de grand air, le poussait en avant, là-bas. Puis, c’était un appel irrésistible de la vie, de toute sa vie, qu’il entendait venir à lui, du fond de la salle voisine. Et il y courait, chancelant, suffoquant, courbé à gauche, se rattrapant aux meubles.

[…] La troisième crise eut lieu à quatre heures un quart. Dans cet accès final de suffocation, le visage de Pascal exprima une effroyable souffrance. Jusqu’au bout, il devait endurer son martyre d’homme et de savant. Ses yeux troubles semblèrent chercher encore la pendule, pour constater l’heure. Et Ramond, le voyant remuer les lèvres, se pencha, colla son oreille. En effet, il murmurait des paroles, si légères, qu’elles étaient un souffle.

– Quatre heures... Le cœur s’endort, plus de sang rouge dans l’aorte... La valvule mollit et s’arrête...

Un râle affreux le secoua, le petit souffle devenait très lointain.

Pascal mourut. Sa face était toute bleue. Après quelques secondes d’une immobilité complète, il voulut respirer, il avança les lèvres, ouvrit sa pauvre bouche, un bec de petit oiseau qui cherche à prendre une dernière gorgée d’air. Et ce fut la mort, très simple. »


rappel : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/06/celine-crise-cardiaque.html

lundi 28 septembre 2020

Léautaud (enfants)

 Léautaud, Journal, 29 avril 1936, Folio p. 800 : 

« Allez-vous quelquefois vous promener dans les faubourgs, Léautaud ? Avez-vous vu les enfants qu'on y voit ? Des enfants qui ont déjà l'air de petits vieux. Des enfants qui vivent en tas dans des logements sans espace, sans air. C'est affreux à penser. » J'ai répliqué à Hirsch : « Voilà encore qui m’est parfaitement indifférent. Ces gens chargés d'enfants n'avaient qu'à ne pas les faire. Je lis quelquefois dans un journal que tel individu ne trouve pas à se loger parce qu'il a cinq ou six enfants et qu’on veut pas de lui. Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse ? Il n'avait qu'à ne pas les faire. Il a coupé dans les bobards qu'on débite aux gens pour qu’ils fassent des enfants. Tant pis pour lui. Est-ce que j’ai fait des enfants, moi, est-ce que je me suis marié sachant que je n'étais pas en situation de faire vivre une femme ? Il y avait surtout, il est vrai, mon goût absolu d'indépendance. Je me refuse, en tout cas, à nourrir les enfants des gens qui ont eu la bêtise de les faire. »



dimanche 27 septembre 2020

Ramuz (séparation)

 Ramuz, La Beauté sur la terre p. 136-137 :

« Il se sont assis l'un à côté de l'autre sur le mur et à une certaine distance l'un de l'autre. Ils sont les trois là, sur le mur. On voit le lac entre leurs têtes. Il y a une grande place entre leurs têtes pour toutes les choses qui viennent, et c'est l'air ennuyeux avec une mouche dedans et un papillon jaune ou blanc, ou bien c'est encore une voile. Qu'est-ce qu'on cherche ? car ils sont là, mais ils mangent, parce qu'ils ont faim. Ils coupent avec leur couteau dans leur pain, ensuite dans leur fromage. Ils portent de la lame le morceau à la bouche et leur main redescend, pendant que leurs mâchoires bougent. Ils font aller de haut en bas leur mâchoire ; eux, ils ne bougent pas, ils ne disent rien. Ils ont la tête qui leur pend en avant, les bras qui leur pendent et les jambes. Ils sont comme s'ils n'étaient pas. Oh ! qu'est-ce qu'il y a ? qu'est-ce qu'il y a ? et qu'est-ce qu'il arrive donc qu'on ne trouve rien nulle part à quoi se prendre ? quand on voit de l'eau entre leurs épaules, et puis c'est tout ; on voit de l'eau autour de leurs têtes, et puis c'est tout. O séparation ! ils sont là, moi je suis ici, ils mangent leur pain et leur fromage. Elle voit l'eau : séparation ; elle voit de l'air, elle voit des arbres : séparation, séparation ! Et là-bas, alors, tout à coup dans le bout du large repli que fait sous la falaise et ses sapins la Bourdonette, un morceau de grève est paru ; et lui sûrement qu'il est là et il est là et je n'y suis pas ; Maurice est là-bas et je suis ici. O séparation ! et d'une autre espèce. Elle baisse la tête, elle ne peut plus regarder, elle n'en a plus la force ; eux, n'ont rien vu. Ils ne comprennent pas, eux qui sont mon père et mes frères, parce qu'on ne peut pas se comprendre, parce qu'on est seulement posés les uns à côté des autres, parce qu'on ne peut pas communiquer, parce qu'on est un, puis un, puis un ; parce qu'il y a eux, il y a lui, il y a moi. Et on a cru que lui et moi... J'avais tout parce que je l'avais... Tout s'en va, tandis qu'elle a retenu avec peine un sanglot, mais eux ils mangent toujours et boivent ; ils n'ont rien remarqué, ils n'ont rien vu, ni entendu. Ils se passent le verre, ils font claquer leurs lèvres. Ils prennent entre leurs lèvres leur moustache pour l'essuyer, ils se lèvent. Moi, où est-ce qu'il faut que j'aille ? »