Morand, L'Homme pressé :
« Brusquement Pierre ressentit une affreuse douleur au côté gauche. Il lui chercha une cause, car il aimait comprendre pour deviner ce qui allait suivre.
"Nous sommes montés trop rapidement", pensa-t-il.
Tout à coup son pouls flancha et son corps devint mou. Il lui sembla qu’à bout portant, une pièce soudain démasquée tirait sur lui. Sur sa cage thoracique tombait un poids de deux cents kilos sous lequel il plia, comme si ses côtes devenues concaves s’en allaient toucher la colonne vertébrale. Il voulut lutter contre cette impression terrible ; plus il essayait de se dilater, plus il se sentait transpercé par un jet brûlant. On eût dit qu’une lance lui était restée fichée dans le corps.
L’avion virait sur l’aile droite, offrait à ses passagers le spectacle merveilleux du port entrant de toutes ses jetées, comme les rayons d’une gloire, dans l’Hudson, tandis que la pointe de Manhattan, portée à l’incandescence par le couchant, enfonçait comme un fer rouge son étrave dans une mer sillonnée de chalands, d’allèges et de remorqueurs emperruqués de fumée noire. Pierre ne vit rien ; il ne pouvait plus respirer ni tourner le cou.
La douleur gagnait l’épaule, passait en écharpe sous l’aisselle, lui ankylosait le bras gauche jusqu’au coude, jusqu’au petit doigt. Il suait, il claquait des dents, les tempes prises dans une porte de fer qui se refermait. Il n’eut pas de loisir de penser : "Je ne vais tout de même pas éclater en l’air", même pas le temps de crier : "Descendez car je suis en train de crever !" ; il mourait simplement dans son fauteuil sans que personne s’en aperçût.
Si les quatre moteurs avaient sauté d’un coup et qu’il eût été précipité du haut de ces dix mille pieds, quel soulagement !
Il serrait les dents, les paupières, les paumes, les reins, les narines, les orteils ; il pressait l’un contre l’autre, ainsi que l’huître presse ses coquilles contre l’attaque du couteau, tout ce que son corps offrait de couplé et de jumelé. Tantôt il se courbait en arc et tantôt il se bloquait pour se mettre en boule et offrir à la torture la plus petite surface.
La stewardess en blanc, très fardée, passait dans le couloir, le frôlait sans qu’il pût appeler, hurler, tant il était cloué par une pointe de fer, tant il lui semblait que le moindre geste suffirait à le disloquer, le moindre arrêt dans sa résistance, à le fracasser contre la paroi.
Des détonations se succédaient dans sa tête, des tocsins à le mettre en miettes. Il faisait la moue pour éloigner ses lèvres de ses dents qui les auraient tranchées net. Lardé, défoncé, éventré, il ne pensait qu’à se comprimer, à se tasser en attendant la fin de la crise. Du côté de la vie ou du côté de la mort, au point où il en était, ce ne pouvait être qu’un adoucissement de sa souffrance. Un tel paroxysme ne se soutient pas. L’organisme cède ou se redresse.
Autour de lui, c’étaient des exclamations. Les passagers couraient à l’occident, la figure peinturée de couchant comme des Sioux en guerre ; les regards convergeaient au-dessous, les nez s’aplatissaient le long des baies du couloir ; les cris d’admiration résonnaient contre les parois métalliques. Les étincelles crépitaient : on donnait des interviews par sans-fil.
Pierre eut soudain l’impression que des sauveteurs retiraient à grandes pelletées l’avalanche qui s’était abattue sur lui. L’oxygène filtrait à nouveau dans ses poumons, son pouls se stabilisait. L’instant d’après, il put même repousser l’air de ses côtes redevenues mobiles. La lance, qui l’avait perforé, se retirait en le charcutant encore, mais enfin sortait. On le déclouait de sa croix.
Il s’affaissa sous le bien-être, reprit pied dans des sensations désagréables mais ordinaires, la nausée, le mal de tête, une électrocution intermittente aux extrémités. Le cône d’ombre dans lequel il était entré diminua et la lumière reparut dès qu’il put ouvrir les yeux. »
rappels :
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