samedi 1 mars 2025

Nabokov (train 3/3)

Nabokov, Premier Amour, in Nouvelles, Quarto p. 813 :

"Ces amalgames optiques présentaient quelques inconvénients. Le wagon-restaurant aux immenses fenêtres, enfilades de chastes bouteilles d’eau minérale, de mitres de serviettes et de fausses tablettes de chocolat (dont les papiers – Cailler, Kohler et tout le reste – n’enveloppaient que du bois) apparaissait d’abord comme un havre de fraîcheur au bout d’une enfilade de couloirs bleus oscillants ; mais, tandis que le repas s’acheminait inexorablement vers le plat final, on surprenait sans cesse le wagon téméraire se laisser envelopper dans le paysage comme dans un fourreau, avec ses garçons titubants et tout le reste, tandis que le paysage lui-même passait par tout un système complexe de mouvements, la lune en plein jour s’acharnant à rester à hauteur de votre assiette, les prairies lointaines s’ouvrant en éventails, les arbres tout proches s’envolant vers les rails sur des balançoires invisibles, une voie parallèle se suicidant brusquement par anastomose, un talus d’herbe clignotante montant, montant, montant, tant et si bien que le jeune témoin de cet amalgame de mouvements véloces finissait par dégorger sa part d’omelette aux confitures de fraises."



There were drawbacks to those optical amalgamations. The wide-windowed dining car, a vista of chaste bottles of mineral water, miter-folded napkins, and dummy chocolate bars (whose wrappers—Cailler, Kohler, and so forth—enclosed nothing but wood) would be perceived at first as a cool haven beyond a consecution of reeling blue corridors; but as the meal progressed toward its fatal last course, one would keep catching the car in the act of being recklessly sheathed, lurching waiters and all, in the landscape, while the landscape itself went through a complex system of motion, the daytime moon stubbornly keeping abreast of one’s plate, the distant meadows opening fanwise, the near trees sweeping up on invisible swings toward the track, a parallel rail line all at once committing suicide by anastomosis, a bank of nictitating grass rising, rising, rising, until the little witness of mixed velocities was made to disgorge his portion of omelette aux confitures de fraises.


vendredi 28 février 2025

Nabokov (train 2/3)

Nabokov, Premier Amour, in Nouvelles, Quarto p. 813 :

"Quand, au cours de ces voyages, le train changeait d’allure pour aller l’amble dignement, et frôlait presque les façades des maisons et les enseignes de magasins, tandis que nous traversions quelque grosse ville allemande, j’éprouvais toujours une double émotion que les gares d’arrivée ne parvenaient pas à faire naître. Je voyais une cité avec ses trams miniatures, ses tilleuls, ses murs de brique, pénétrer dans le compartiment, côtoyer les miroirs, et remplir à ras bord les fenêtres côté couloir. Ce contact familier entre le train et la cité était l’une des composantes de ce frisson. L’autre consistait à me mettre à la place d’un passant qui, comme je l’imaginais, était aussi ému que je l’aurais été moi-même, en voyant les longs wagons auburn, si romantiques, avec leurs vestibules reliés par des rideaux noirs comme des ailes de chauve-souris, et leurs inscriptions métalliques, brillantes comme du cuivre dans la lumière rasante du soleil, négocier sans se presser un pont en fer qui enjambait une artère quelconque, avant de contourner, toutes fenêtres soudain en feu, un dernier pâté de maisons."


When, on such journeys as these, the train changed its pace to a dignified amble and all but grazed housefronts and shop signs, as we passed through some big German town, I used to feel a twofold excitement, which terminal stations could not provide. I saw a city with its toylike trams, linden trees, and brick walls enter the compartment, hobnob with the mirrors, and fill to the brim the windows on the corridor side. This informal contact between train and city was one part of the thrill. The other was putting myself in the place of some passerby who, I imagined, was moved as I would be moved myself to see the long, romantic, auburn cars, with their intervestibular connecting curtains as black as bat wings and their metal lettering copper-bright in the low sun, unhurriedly negotiate an iron bridge across an everyday thoroughfare and then turn, with all windows suddenly ablaze, around a last block of houses.


jeudi 27 février 2025

Nabokov (train 1/3)

Nabokov, Premier Amour, in Nouvelles, Quarto p. 812-813 :

"À une table pliante, ma mère et moi jouâmes à un jeu de cartes appelé douratchki. Bien qu’il fît encore grand jour, nos cartes, un verre, et, à un autre niveau, les serrures d’une valise, se réfléchissaient dans la fenêtre. Traversant champs et forêts, franchissant de brusques ravins, se mêlant à la course folle des maisonnettes, ces joueurs désincarnés jouaient sans discontinuer pour des enjeux qui chatoyaient sans fin.

— Ne boudet-li, ty ved’ oustal – Ça ne te suffit pas comme cela, n’es-tu pas fatigué – ? demandait ma mère, et puis elle prenait un air songeur tout en brassant lentement les cartes. La porte du compartiment était ouverte et je voyais la fenêtre du couloir où les fils – six fils noirs très fins – faisaient de leur mieux pour maintenir leur poussée ascendante en direction du ciel, malgré les coups foudroyants que leur assenaient les poteaux télégraphiques, les uns après les autres ; mais, à l’instant même où tous les six, dans une envolée triomphale d’exultation pathétique, allaient atteindre le haut de la fenêtre, un coup particulièrement violent les faisait redescendre aussi bas qu’avant et tout était à recommencer."



 At a collapsible table, my mother and I played a card game called durachki. Although it was still broad daylight, our cards, a glass, and on a different plane the locks of a suitcase were reflected in the window. Through forest and field, and in sudden ravines, and among scuttling cottages, those discarnate gamblers kept steadily playing on for steadily sparkling stakes.

“Ne budet-li, tï ved’ ustal?” (“Haven’t you had enough, aren’t you tired?”) my mother would ask, and then would be lost in thought as she slowly shuffled the cards. The door of the compartment was open and I could see the corridor window, where the wires—six thin black wires—were doing their best to slant up, to ascend skyward, despite the lightning blows dealt them by one telegraph pole after another; but just as all six, in a triumphant swoop of pathetic elation, were about to reach the top of the window, a particularly vicious blow would bring them down, as low as they had ever been, and they would have to start all over again.

 


mercredi 26 février 2025

Céline (vaporisation)

Céline, Voyage au bout de la nuit, Pléiade p. 107-108 :

"— Comment qu’il est mort d’abord le gars ?

— Il a pris un obus en pleine poire, mon vieux, et puis pas un petit, à Garance que ça s’appelait… dans la Meuse sur le bord d’une rivière… On en a pas retrouvé “ça” du gars, mon vieux ! C’était plus qu’un souvenir, quoi… Et pourtant, tu sais, il était grand, et bien balancé, le gars, et fort, et sportif, mais contre un obus hein ? Pas de résistance !

— C’est vrai !

— Nettoyé, je te dis qu’il a été… Sa mère, elle a encore du mal à croire ça au jour d’aujourd’hui ! J’ai beau y dire et y redire… Elle veut qu’il soye seulement disparu… C’est idiot une idée comme ça… Disparu ! … C’est pas de sa faute, elle en a jamais vu, elle, d’obus, elle peut pas comprendre qu’on foute le camp dans l’air comme ça, comme un pet, et puis que ça soye fini, surtout que c’est son fils…

— Évidemment !"


mardi 25 février 2025

Céline (sommeil)

Céline, Nord, Pléiade p. 458 :

"Pour dormir il faut de l'optimisme, en plus d'un certain confort… zut ! encore de moi !… il est très vilain de parler de soi, tout moimoiïsme est haïssable, hérisse le lecteur…

« Vous ne faites que ça ! »

Oui, mais tout de même, de temps en temps, à titre expérimental, un certain moi est nécessaire… la preuve par exemple, le sommeil, pour vous faire comprendre… je peux dire que je ne dors que par instants depuis novembre 14… je m'arrange avec bruits d'oreilles… je les écoute devenir trombones, orchestre complet, gare de triage… c'est un jeu !… si vous bougez de votre matelas… donnez un petit signe d'impatience, vous êtes perdu, vous tournez fou… vous résistez, étendu, raide, vous arrivez après des heures à un petit instant de somnolence, à recharger votre faiblard accu, à pouvoir le lendemain matin vous remettre un peu à la rame… demandez pas plus !…"



rappel : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2021/05/celine-acouphenes.html


lundi 24 février 2025

Snyder (liberté)

Snyder (Timothy), Entretien, 'Le grand Continent', février 2025 : 

"D’un point de vue philosophique ou psychologique, défendre la liberté négative revient à ne jamais se poser la question de ce que l’on défend, mais uniquement de ce à quoi l’on s’oppose. Sur le plan politique, cela se traduit souvent par une hostilité envers l’État, perçu comme la source principale de l’oppression. On en vient alors à penser que réduire la taille de l’État accroît la liberté – ce qui est une erreur. La question n’est pas celle de la quantité, mais de la qualité : l’État contribue-t-il ou non à rendre les individus plus libres ? Il peut, certes, le faire en s’abstenant de les opprimer, mais aussi en leur fournissant des biens et services qu’ils ne peuvent obtenir par eux-mêmes, comme l’éducation, les infrastructures ou l’accès aux soins. Ainsi, ne considérer que la liberté négative conduit à une forme d’irresponsabilité morale, car on évite la question essentielle de l’identité et des valeurs que l’on défend. Politiquement, cela mène souvent à un affaiblissement excessif de l’État, qui le rend dysfonctionnel. Une fois qu’il est délégitimé, c’est la cohésion sociale elle-même qui est menacée, ouvrant la voie à des inégalités extrêmes et à une polarisation politique destructrice."


dimanche 23 février 2025

Dumur (ville natale)

Dumur (Louis), Albert chap 1 :

"En une minime cité de province, plus malsaine qu’immorale, plus stérilisante que perverse, où l’existence avait des longueurs particulières, de spéciales somnolences que ne soupçonnent point les vraies villes, point la pure campagne ; en une sous-préfecture maussade, flasque, incolore, gluante, solitaire et confite en soi, prétentieuse et banale, chaste jusqu’à l’espionnage, inconsciente, naïve, burlesque, ignorée des humains et les ignorant ; en une moyenne bourgade vulgairement située sur l’inévitable affluent aux ondes grisâtres, aux grèves grisâtres clairsemées de grisâtres roseaux, vague église gothique, pont restauré ; en un de ces trous administratifs et mornes, dont le nom provient d’une ancienne peuplade des Gaules mentionnée dans César ; en un de ces marécages de la sottise, végétaient, monotones et bouffis, son père et sa mère."