samedi 28 mai 2022

Chamfort (Schopenhauer)

Chamfort, Maximes... éd. G.-F. 1968  :

"On demandait à M... pourquoi la nature avait rendu l'amour indépendant de notre raison. C'est, dit-il, parce que la nature ne songe qu'au maintien de l'espèce, et, pour la perpétuer, elle n'a que faire de notre sottise. Qu'étant ivre, je m'adresse à une servante de cabaret ou à une fille, le but de la nature peut être aussi bien rempli que si j'eusse obtenu Clarisse après deux ans de soins ; au lieu que ma raison me sauverait de la servante, de la fille, et de Clarisse même peut-être. À ne consulter que la raison, quel est l'homme qui voudrait être père et se préparer tant de soucis pour un long avenir ? Quelle femme, pour une épilepsie de quelques minutes, se donnerait une maladie d'une année entière ? La nature, en nous dérobant à notre raison, assure mieux son empire ; et voilà pourquoi elle a mis de niveau sur ce point Zénobie et sa fille de basse-cour, Marc-Aurèle et son palefrenier."


jeudi 26 mai 2022

Mallarmé (chapeau)

Mallarmé, réponse à une enquête sur le chapeau haut de forme, Le Figaro 19 janvier 1897 [Pléiade Mondor p. 881-882] : 

"Monsieur,  

Vous m’effrayez de toucher à un sujet tel.

Ainsi vous avez remarqué – il ne vous a pas fui – que le contemporain portât, sur le chef, quelque chose de sombre et surnaturel. Ce mystère, vous prenez la belle audace de l’épuiser, peut-être, dans la colonne d'un quotidien : moi, il fournit, presque seul, voici des temps, ma méditation, et je n’estime à moins que plusieurs tomes d’un ouvrage compact, nombreux, abstrus, la science pour le résoudre et passer outre. On pourrait, croyez, omettre ici toute philosophie, inquiétante, de l'engin ou de la parure ou de quoi que ce soit que présente le ténébreux météore et de restreindre à un propos de chapellerie, comme l'indique excellemment le questionnaire ; par exemple, suggérez-vous, si ce complément moderne, dit haut de forme, hantera l'aurore du XX° siècle. Quoi – il commence seulement, dans sa diffusion furieuse, à faucher les diadèmes, les plumes et jusqu'aux chevelures : il continuera !

Monsieur (j’ajoute bas), du fait que c’est, à une date humaine, sur les têtes, cela y sera toujours. Qui a mis rien de pareil ne peut l’ôter. Le monde finirait, pas le chapeau : probablement même il exista de tous temps, à l’état invisible. Aujourd'hui, chacun ne passe-t-il pas à côté sans l'apercevoir ? 

Néanmoins, je dois dire que je le considère, chez autrui, avec qui il me semble faire un – et, me salue-t-on, je ne le sépare, en esprit, de l’individu ; je l’y vois, encore, pendant cette politesse. Immuablement.

Apparu, l’objet convient à l’homme, évident autant qu’inexpliqué, ni laid ni beau, échappant aux jugements : Signe, qui sait ? solennel d’une supériorité et, pour ce motif, institution stable."


Balzac (argent)

Balzac, Le Père Goriot, II :

"À l'instant où l'argent se glisse dans la poche d'un étudiant, il se dresse en lui-même une colonne fantastique sur laquelle il s'appuie. Il marche mieux qu'auparavant, il se sent un point d'appui pour son levier, il a le regard plein, direct, il a les mouvements agiles ; la veille, humble et timide, il aurait reçu des coups ; le lendemain, il en donnerait à un premier ministre. Il se passe en lui des phénomènes inouïs : il veut tout et peut tout, il désire à tort et à travers, il est gai, généreux, expansif. Enfin, l'oiseau naguère sans ailes a retrouvé son envergure. L'étudiant sans argent happe un brin de plaisir comme un chien qui dérobe un os à travers mille périls, il le casse, en suce la moelle, et court encore ; mais le jeune homme qui fait mouvoir dans son gousset quelques fugitives pièces d'or déguste ses jouissances, il les détaille, il s'y complaît, il se balance dans le ciel, il ne sait plus ce que signifie le mot misère. Paris lui appartient tout entier. "



mercredi 25 mai 2022

Aubigné (extase)

Agrippa d'Aubigné (1552-1630), Les Tragiques, fin, vv. 1181-1218) :


"Au visage de Dieu seront nos saints plaisirs,

Dans le sein d'Abraham fleuriront nos désirs,

Désirs, parfaits amours, hauts désirs sans absence,

Car les fruits et les fleurs n'y font qu'une naissance.

Chétif, je ne puis plus approcher de mon œil 

L'œil du ciel ; je ne puis supporter le soleil. 

Encor tout ébloui, en raisons je me fonde 

Pour de mon âme voir la grande âme du monde,

Savoir ce qu'on ne sait et qu'on ne peut savoir, 

Ce que n'a ouï l'oreille et que l'œil n'a pu voir ; 

Mes sens n'ont plus de sens, l'esprit de moi s'envole, 

Le cœur ravi se tait, ma bouche est sans parole : 

Tout meurt, l'âme s'enfuit, et reprenant son lieu 

Extatique se pâme au giron de son Dieu."



lundi 23 mai 2022

Gautier (71)

Gautier, Tableaux du siège, in O.C. Slatkine 1979 t. VI : 

"Il y a sous toutes les grandes villes des fosses aux lions, des cavernes fermées d'épais barreaux où l'on parque les bêtes fauves, les bêtes puantes, les bêtes venimeuses, toutes les perversités réfractaires que la civilisation n'a pas pu apprivoiser [...] tous les monstres du cœur, tous les difformes de l'âme ; population immonde, inconnue au jour et qui grouille sinistrement dans les profondeurs des ténèbres souterraines. Un jour il advient ceci que le belluaire distrait oublie ses clefs aux portes de la ménagerie et ces animaux féroces se répandent dans la ville épouvantée avec des hurlements sauvages. Des cages ouvertes s'élancent les hyènes de 93 et les gorilles de la Commune."



Diderot (mort)

Marie-Angélique de Vandeul [née Diderot] (1753-1824), Mémoires pour servir à l'histoire de la vie et des ouvrages de Diderot :

"La veille de sa mort on lui apporta un lit plus commode ; les ouvriers se tourmentaient pour le placer. Mes amis, leur dit-il, vous prenez là bien de la peine pour un meuble qui ne servira pas quatre jours. Il reçut le soir ses amis ; la conversation s’engagea sur la philosophie et les différentes routes pour arriver à cette science ; le premier pas, dit-il, vers la philosophie, c’est l’incrédulité. Ce mot est le dernier qu’il ait proféré devant moi ; il était tard, je le quittai, j’espérais le revoir encore. II se leva le samedi 30 juillet 1784 ; il causa toute la matinée avec son gendre et son médecin ; il se fit raccommoder son vésicatoire dont il souffrait ; il se mit à table, mangea une soupe, du mouton bouilli et de la chicorée ; il prit un abricot ; ma mère voulut l’empêcher de manger ce fruit : « Mais quel diable de mal veux-tu que cela me fasse? » Il le mangea, appuya son coude sur la table pour manger quelques cerises en compote, toussa légèrement. Ma mère lui fit une question ; comme il gardait le silence, elle leva la tête, le regarda, il n’était plus."