Je mets à nouveau en ligne ce texte de Descartes (naguère proposé en regard de Flaubert), pour le plaisir de faire lire, en regard, une page de Drillon.
Descartes, Lettre à Chanut du 6 juin 1647, FA III pp. 741-742 :
"Je passe maintenant à votre question, touchant les causes qui nous incitent souvent à aimer une personne plutôt qu'une autre, avant que nous en connaissions le mérite ; et j'en remarque deux, qui sont, l'une dans l'esprit, et l'autre dans le corps. Mais pour celle qui n'est que dans l'esprit, elle présuppose tant de choses touchant la nature de nos âmes, que je n'oserais entreprendre de les déduire dans une lettre. Je parlerai seulement de celle du corps. Elle consiste dans la disposition des parties de notre cerveau, soit que cette disposition ait été mise en lui par les objets des sens, soit par quelque autre cause. Car les objets qui touchent nos sens meuvent par l'entremise des nerfs quelques parties de notre cerveau, et y font comme certains plis, qui se défont lorsque l'objet cesse d'agir ; mais la partie où ils ont été faits demeure par après disposée à être pliée derechef en la même façon par un autre objet qui ressemble en quelque chose au précédent, encore qu'il ne lui ressemble pas en tout. Par exemple, lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi, l'impression qui se faisait en la vue par mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s'y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l'amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j'y ai fait réflexion, et que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été ému. Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu'un, sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu'il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c'est."
Drillon, Cadence :
"Je fais une cour effrénée à une femme, dont le front bas, les pommettes hautes et la bouche très particulière, petite, presque ronde, charnue, me rappellent quelqu’un. Cette ressemblance me trouble, éveille mon désir. Je la poursuis, je l’emmène au concert, je lui offre des livres, des dîners fins. Elle résiste. Je crois que je lui fais peur. Mais pourquoi ? J’insiste, je veux embrasser cette bouche-là, et toujours lorsque je suis avec elle je cherche à me rappeler à qui elle ressemble. Un soir, à la fin du dîner, parce que je viens de dire une ineptie insolente, elle me dit en riant : « Vous êtes le diable ! » Alors je revois brutalement une de mes nièces qui m’avait dit un jour « Tu es le diable ! », et que je déteste. Le front bas, la petite bouche ronde : c’est elle !
Je paie le dîner, je m’en vais, et je ne la revois plus."