samedi 22 juillet 2023

Descartes + Drillon (amour)

Je mets à nouveau en ligne ce texte de Descartes (naguère proposé en regard de Flaubert), pour le plaisir de faire lire, en regard, une page de Drillon.


 Descartes, Lettre à Chanut du 6 juin 1647, FA III pp. 741-742 : 

"Je passe maintenant à votre question, touchant les causes qui nous incitent souvent à aimer une personne plutôt qu'une autre, avant que nous en connaissions le mérite ; et j'en remarque deux, qui sont, l'une dans l'esprit, et l'autre dans le corps. Mais pour celle qui n'est que dans l'esprit, elle présuppose tant de choses touchant la nature de nos âmes, que je n'oserais entreprendre de les déduire dans une lettre. Je parlerai seulement de celle du corps. Elle consiste dans la disposition des parties de notre cerveau, soit que cette disposition ait été mise en lui par les objets des sens, soit par quelque autre cause. Car les objets qui touchent nos sens meuvent par l'entremise des nerfs quelques parties de notre cerveau, et y font comme certains plis, qui se défont lorsque l'objet cesse d'agir ; mais la partie où ils ont été faits demeure par après disposée à être pliée derechef en la même façon par un autre objet qui ressemble en quelque chose au précédent, encore qu'il ne lui ressemble pas en tout. Par exemple, lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi, l'impression qui se faisait en la vue par mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s'y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l'amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j'y ai fait réflexion, et que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été ému. Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu'un, sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu'il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c'est."


Drillon, Cadence : 

"Je fais une cour effrénée à une femme, dont le front bas, les pommettes hautes et la bouche très particulière, petite, presque ronde, charnue, me rappellent quelqu’un. Cette ressemblance me trouble, éveille mon désir. Je la poursuis, je l’emmène au concert, je lui offre des livres, des dîners fins. Elle résiste. Je crois que je lui fais peur. Mais pourquoi ? J’insiste, je veux embrasser cette bouche-là, et toujours lorsque je suis avec elle je cherche à me rappeler à qui elle ressemble. Un soir, à la fin du dîner, parce que je viens de dire une ineptie insolente, elle me dit en riant : « Vous êtes le diable ! » Alors je revois brutalement une de mes nièces qui m’avait dit un jour « Tu es le diable ! », et que je déteste. Le front bas, la petite bouche ronde : c’est elle !

Je paie le dîner, je m’en vais, et je ne la revois plus."



vendredi 21 juillet 2023

Crevel (mots)

Crevel, Babylone, chap. 1 : 

"Un hiver, un printemps. Sonne l’heure des lampes : au lieu de se lever, d’aller jusqu’au bouton électrique, une petite fille accepte la nuit qui fait illimitées les chambres de l’enfance. Songes sans images, chanson sans paroles, l’obscurité enfin balaie toutes les poussières sordides, et c’est une porte à même l’insondable profondeur. Des syllabes, rien que pour celle qui les prononce, les mains sur les genoux, à voix basse, des syllabes que nul sens n’alourdit, sont murmurées, sœurs du vent, lorsque son invisible triomphe, autour des créatures, jette une auréole d’oiseaux transparents, victoires sur la furie des océans, les cris des créatures, tourbillonnante surprise au seuil de la forêt shakespearienne et dont Cynthia, à la plus belle minute de son triomphe, dispensait la féerie, lorsque, lasse du discours banal des hommes, elle se perdait en plein mystère, au refrain de la chanson d’un page :

With a hey and a ho and a hey nonino***."


*** sur cette citation, cf. 

https://www.poetryfoundation.org/poems/50259/song-it-was-a-lover-and-his-lass



jeudi 20 juillet 2023

Goncourt + Céline + Queneau + Nabokov (adolescentes)

Goncourt Journal 1 p. 768, 6 fév 1862 : 

"Dans le faubourg Saint-Jacques, tout à coup une petite fille des yeux ! des yeux qui ont passé comme une lumière et comme une chaleur. Un miracle, une beauté, une aube ! Imaginez quelque chose d'angéliquement irritant, d'effrontément ingénu. Celle-ci, et puis une autre que j'ai vue à Baïes, du même âge, dansant une tarentelle dans un débris de temple antique, ce sont deux de ces figures qui restent en vous. La femme n'a pas ce charme vainqueur de la petite fille, lorsque la petite fille est pareillement adorable. Âge d'ange de la femme, que cet âge de demi-enfance où le sourire est une fleur, le sang une rose, l'oeil une étoile du matin."


Céline, Voyage au bout de la nuit p. 190 :

"J’aurais cependant pu en rester là, indéfiniment tranquille, bien nourri à la popote de la station, et d’autant mieux que la fille du major Mischief, je le note encore, glorieuse dans sa quinzième année, venait après cinq heures jouer du tennis, vêtue de jupes extrêmement courtes devant la fenêtre de notre bureau. En fait de jambes j’ai rarement vu mieux, encore un peu masculines et cependant déjà plus délicates, une beauté de chair en éclosion. Une véritable provocation au bonheur, à crier de joie en promesses."


Queneau, Un Rude hiver p. 30 : 

"La petite fille était égale à son souvenir. Cet éclair qui l'avait transpercé, il le retrouvait incarné dans cette chair, si délicate qu'il s'étonnait qu'elle pût supporter une telle intensité de grâce. Cet éclair n'avait engendré en lui que ténèbres. Sa nuit s'illuminait maintenant de cette flamme retrouvée, de la flamme menue mais étincelante que réalisait cette enfant. Foudroyé par cette rencontre, il vit à peine que la petite fille lui souriait.."


Nabokov, Lolita I, 11, trad. Couturier :

"Pourquoi donc sa façon de marcher – ce n'est qu'une enfant, notez bien, une simple enfant ! – m'excite-t-elle si abominablement ? Analysons-la. Les pieds légèrement rentrés. Une sorte de tortillement élastique en dessous du genou qui se prolonge jusqu'à la chute de chaque pas. Une démarche un tantinet traînante. Très infantile, infiniment racoleuse. Humbert Humbert est aussi intensément troublé par le langage argotique de la petite, par sa voix aigre et puissante. Plus tard, je l'ai entendue qui lançait à Rose des sottises grossières par-dessus la clôture. Tout cela vibrait en moi à rythme accéléré. Pause. «Il faut que j'y aille maintenant, petite môme»."

Why does the way she walks—a child, mind you, a mere child!—excite me so abominably? Analyze it. A faint suggestion of turned in toes. A kind of wiggly looseness below the knee prolonged to the end of each footfall. The ghost of a drag. Very infantile, infinitely meretricious. Humbert Humbert is also infinitely moved by the little one’s slangy speech, by her harsh high voice. Later heard her volley crude nonsense at Rose across the fence. Twanging through me in a rising rhythm. Pause. “I must go now, kiddo".


rappel : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2023/05/gautier-adolescence.html


mardi 18 juillet 2023

Debray (mémoire et conservation)

Debray (Régis), Éclats de rire [2021] :

" 'La pérennité chinoise n’habite pas les pierres mais les gens', note excellemment Simon Leys. N’en va-t-il pas à l’inverse chez nous ? La pérennité française habite de moins en moins les cerveaux et les cœurs mais de plus en plus les pierres, les Archives nationales, les châteaux, les musées et les lavoirs, tous dûment poncés, relookés et sauvegardés. Notre vocabulaire rétrécit plus vite encore que nos glaciers, sans parler de la syntaxe, mais l’obsession patrimoniale gagne du terrain. Sacralisation des traces, désacralisation des héritages. Comme si la présence physique du passé avait pour fonction essentielle, d’ailleurs utile, de compenser son absence morale. Ce qui n’est plus actif se donne à visiter. Le bâti rénové vient exonérer – et, de plus, cela rapporte – le délabrement des mémoires sous-cutanées, l’amputation des horaires d’histoire à l’école, et l’adoption du basic English en lingua franca. Il faut remercier la Direction du Patrimoine, de donner toute sa splendeur monumentale à un aussi considérable épuisement spirituel."



Céline (scénario)

Céline, 'Casse-pipe' raconté par Céline à R. Poulet en 1957 : 

"C’était l'histoire d'un échelon régimentaire, commandé par un adjudant, en 1914. Une centaine d'hommes, avec un charroi, des bagages, un materiel hétéroclite, qui errent sur les routes, suivant vaille que vaille les mouvements de l’unité dont ils dépendent. Le détachement perd bientôt ses liaisons. Est mêlé à l’énorme désordre d’une armée qui se tourne et se retourne pour faire face aux surprises de la bataille. Désorientés, épuisés, privés d’ordres, de ravitaillements et de renseignements, ces soldats toujours en marche deviennent immoraux ; boivent, jouent, mauraudent : finissent par fracturer la caisse qui leur est confiée. L'adjudant, qui n'a pas eu la force de résister à cette dépravation collective, et même qui s’y est abandonné comme les autres, se réveille à la fin. Il s’aperçoit trop tard du mauvais cas où il s’est mis, responsable qu’il est de tous ces crimes contre la discipline et contre les lois militaires. Perdu d’honneur, l'adjudant ! Bon pour tous les affronts et tous les châtiments, si jamais il doit rendre compte de leur équipée à quelque autorité supérieure. Affolé, désespéré. il conduit son monde vers le point le plus scabreux du front de combat ; et il fonce tête baissée, hommes, chevaux, fourgons, dans la mêlée, qui les écrase… "



lundi 17 juillet 2023

Vargas Llosa (sexe)

Vargas Llosa, Éloge de la Marâtre trad. Bensoussan, Folio p. 170 : 

"Le temps s’est suspendu, naturellement. Nous ne vieillirons pas là ni ne mourrons. Nous jouirons éternellement dans cette demi-clarté du crépuscule qui déjà souille la nuit, éclairés par une lune que notre ivresse a triplée. La lune réelle est celle du centre, noire comme un aile de corbeau ; celles qui l’escortent, couleur de vin trouble, fiction. 

Abolis ont été aussi les sentiments altruistes, la métaphysique et l’histoire, le raisonnement neutre, les impulsions et œuvres de bien, la solidarité envers l’espèce, l’idéalisme civique, la sympathie pour le congénère ; tous les humains ont été effacés à l’exception de toi et moi. Tout a disparu, tout ce qui aurait pu nous distraire ou nous appauvrir à l’heure de l’égoïsme suprême qui est celle de l’amour. Ici, rien ne nous freine ni ne nous inhibe, comme le monstre et le dieu. 

Cette chambre en triade – trois pattes, trois lunes, trois espaces, trois fenêtres et trois couleurs dominantes – est la patrie de l’instinct pur et de l’imagination qui le sert, tout comme ta langue serpentine et ta douce salive m’ont servi et se sont servies de moi. Nous avons perdu nom et prénom, visage et poil, notre respectable apparence et nos droits civiques. Mais nous avons gagné magie, mystère et jouissance corporelle. Nous étions une femme et un homme et maintenant nous sommes éjaculation, orgasme et une idée fixe. Nous sommes devenus sacrés et obsédants."


dimanche 16 juillet 2023

Balzac (idée)

Balzac, Louis Lambert éd. L'Intégrale 302 b : 

"Souvent au milieu du calme et du silence, (...) lorsque nos facultés intérieures sont endormies, quand nous nous abandonnons à la douceur du repos, qu'il s'étend des espèces de ténèbres en nous, et que nous tombons dans la contemplation des choses extérieures, tout à coup une idée s'élance, passe avec la rapidité de l'éclair à travers les espaces infinis dont la perception nous est donnée par notre vue intérieure. Cette idée brillante, surgie comme un feu follet, s'éteint sans retour : existence éphémère, pareille à celle de ces enfants qui font connaître aux parents une joie et un chagrin sans bornes ; espèce de fleur mort-née dans les champs de la pensée."