samedi 30 septembre 2023

Félibien (Rembrandt - distance 1/2)

Félibien (André), Entretiens... 1685 :  

[Rembrandt] : "Tous ses tableaux sont pleins d'une manière très particulière, et bien différente de celle qui paraît si léchée, dans laquelle tombent d'ordinaire les peintres flamands. Car souvent il ne faisait que donner des coups de pinceau, et coucher ses couleurs fort épaisses, les unes auprès des autres, sans les noyer et les adoucir ensemble. Cependant, comme les goûts sont différents, plusieurs personnes ont fait cas de ses ouvrages. Il est vrai aussi qu'il y a beaucoup d'art, et qu'il a fait de fort belles têtes. Quoique toutes n'aient pas les grâces du pinceau, elles ont beaucoup de force ; et lorsqu'on les regarde d'une distance proportionnée, elles font un très bon effet, et paraissent avec beaucoup de rondeur.  

[...] Il n'y a pas longtemps qu'on m'en fit voir une, où toutes les teintes sont séparées, et les coups de pinceau marqués d'une épaisseur de couleurs si extraordinaire qu'un visage paraît avoir quelque chose d'affreux, lorsqu'on le regarde un peu de près. Cependant, comme les yeux n'ont pas besoin d'une grande distance pour embrasser un simple portrait, je ne vois pas qu'ils puissent être satisfaits, en voyant des tableaux si peu finis.  [...] Il a si bien placé les teintes et les demi-teintes les unes auprès des autres, et si bien entendu les lumières et les ombres, que ce qu'il a peint, d'une manière grossière, et qui même ne semble souvent qu'ébauché, ne laisse pas de réussir lors [...] qu'on n'en est pas trop près. Car, par l'éloignement, les coups de pinceau fortement donnés, et cette épaisseur de couleurs que vous avez remarquée, diminuent à la vue, et, se noyant et se mêlant ensemble, font l'effet qu'on souhaite. 



vendredi 29 septembre 2023

Pessoa (fixité)

Pessoa, Chronique de la vie qui passe, 5 avril 1915 :

 "S'il est un fait étrange et inexplicable, c'est bien qu'une créature douée d'intelligence et de sensibilité reste toujours assise sur la même opinion, toujours cohérente avec elle-même. Tout se transforme continuellement, dans notre corps aussi et par conséquent dans notre cerveau. Alors, comment, sinon pour cause de maladie, tomber et retomber dans cette anomalie de vouloir penser aujourd'hui la même chose qu'hier, alors que non seulement le cerveau d'aujourd'hui n'est déjà plus celui d'hier mais que même le jour d'aujourd'hui n'est pas celui d'hier ? Être cohérent est une maladie, un atavisme peut-être ; cela remonte à des ancêtres animaux, à un stade de leur évolution où cette disgrâce était naturelle.

Un être doté de nerfs moderne, d'une intelligence sans œillères, d'une sensibilité en éveil, a le devoir cérébral de changer d'opinion et de certitude plusieurs fois par jour.

L'homme discipliné et cultivé fait de son intelligence les miroirs du milieu ambiant transitoire ; il est républicain le matin, monarchiste au crépuscule ; athée sous un soleil éclatant et catholique transmontain à certaines heures d'ombre et de silence […].

Des convictions profondes, seuls en ont les êtres superficiels. Ceux qui ne font pas attention aux choses, ne les voient guère que pour ne pas s'y cogner, ceux-là sont toujours du même avis, ils sont tout d'une pièce et cohérents. Ils sont du bois dont se servent la politique et la religion, c'est pourquoi ils brûlent si mal devant la Vérité et la Vie.

Quand nous éveillerons-nous à la juste notion que politique, religion et vie en société ne sont que des degrés inférieurs et plébéiens de l'esthétique – l'esthétique de ceux qui ne sont pas capables d'en avoir une ? Ce n'est que lorsqu'une humanité libérée des préjugés de la sincérité et de la cohérence aura habitué ses sensations à vivre indépendantes, qu'on pourra atteindre, dans la vie, un semblant de beauté, d'élégance et de sincérité."



jeudi 28 septembre 2023

Chevallier (printemps)

Chevallier G., Les Héritiers Euffe chap. III :

"Il faisait un temps splendide. Ce n’était plus, cette fois, simple offensive étourdie d’une saison impatiente, mais collaboration grandiose et parfaite de tous les éléments, plénitude mûrie, à demeure installée dans le ciel, sur les champs, les plaines et les bords des ruisseaux, avec ses épanouissements magnifiques, ses rumeurs d’insectes, ses guirlandes de fleurs et de fruits. Un invisible orchestre jouait en sourdine des thèmes d’embrassements et de félicité. Ce que la nature avait perdu en effet de surprise, elle l’avait gagné en radieuse certitude. Le printemps n’était plus impudent échappé de collège, mais joli garçon à qui vient la moustache, et les ardeurs avec la moustache, et dont le regard brille de câline arrogance, tant il est assuré de produire sur les femmes un effet souverain et pâmant."


mercredi 27 septembre 2023

Bousquet (anthologie)

Bousquet Joë, Lettres à Poisson d'or (choix de citations) :


"Le temps est le cœur des amours sans tache."

"La poésie est la langue naturelle de ce que nous sommes sans le savoir."

"Toute pensée s'élève dans l'idée de l'être à qui elle sera communiquée."

"Vivre au milieu des sens comme au milieu d'une rose des vents."

"Nous cherchons une solution dont chacun de nos actes est profondément imprégné."

"Il faut un ensemble de circonstances inouïes pour qu'un artiste comprenne ce qui réside au fond du pouvoir qui lui a été accordé. […] Il faut une rencontre imprévue, et le monde, soudain, se présente sous une certaine incidence pour qu'un homme y découvre toute l'étendue d'une révélation. […] Tout nous désigne un être en qui le bienfait de l'existence s'éclaire, s'épanouit."

"Plus je vous parle bas, plus je sens que mes mots ont de force pour traverser la nuit et mes pensées de pente à s'incarner en vous."

"La vie qui nous est faite a commencé dans notre cœur."

"Vous êtes le vitrail où la lumière du jour sourit à celle de mes pensées."

"Je ne dis pas que vous comblez mes vœux, ce serait encore distinguer entre eux et vous. Vous êtes l'âme de mes vœux."

"Une vie commence hors d'elle-même, dans le ciel qu'elle est sur les autres vies."



mardi 26 septembre 2023

Diam's (France)

Diam’s, Ma France à moi (2006) :

"Ma France à  moi elle parle fort, elle vit à  bout de rêves, 

Elle vit en groupe, parle de bled et déteste les règles, 

Elle sèche les cours, le plus souvent pour ne rien foutre, 

Elle joue au foot sous le soleil souvent du Coca dans la gourde, 

C'est le hip-hop qui la fait danser sur les pistes, 

Parfois elle kiffe un peu d'rock, ouais, si la mélodie est triste, 

Elle fume des clopes et un peu d'shit, mais jamais de drogues dures, 

Héroïne, cocaïne et crack égal ordures, 

Souvent en guerre contre les administrations, 

Leur BEP mécanique ne permettront pas d'être patron, 

Alors elle se démène et vend de la merde à  des bourges, 

Mais la merde sa ramène à  la mère un peu de bouffe, ouais. 

Parce que la famille c'est l'amour et que l'amour se fait rare 

Elle se bat tant bien que mal pour les mettre à  l'écart, 

Elle a des valeurs, des principes et des codes, 

Elle se couche à  l'heure du coq, car elle passe toutes ses nuits au phone. 

Elle parait faignante mais dans le fond, elle perd pas d' temps, 

Certains la craignent car les médias s'acharnent à  faire d'elle un cancre, 

Et si ma France à  moi se valorise c'est bien sûr pour mieux régner, 

Elle s'intériorise et s'interdit se saigner. Non... 


C'est pas ma France à  moi cette France profonde 

Celle qui nous fout la honte et aimerait que l'on plonge 

Ma France à  moi ne vit pas dans l' mensonge 

Avec le coeur et la rage, à  la lumière, pas dans l'ombre 


Ma France à  moi elle parle en SMS, travaille par MSN, 

Se réconcilie en mail et se rencontre en MMS, 

Elle se déplace en skate, en scoot ou en bolide, 

Basile Boli est un mythe et Zinedine son synonyme."


lundi 25 septembre 2023

Hugo (création)

Hugo, La Légende des Siècles - En marge des derniers vers du Lion d'Androclès, note à l'encre rouge 28 fév. 1854, Pléiade pp. 1165-1166 : 

" ... constatation d'un phénomène étrange, auquel j'ai assisté plusieurs fois ; c'est le phénomène du trépied antique. Une table à trois pieds dicte des vers par des frappements, et des strophes sortent de l'ombre. Il va sans dire que jamais je n'ai mêlé à mes vers un seul de ces vers venus du mystère. Je les ai toujours religieusement laissés à l'Inconnu, qui en est l'unique auteur ; je n'en ai même pas admis le reflet ; j'en ai écarté jusqu'à l'influence. Le travail du cerveau humain doit rester à part et ne rien emprunter aux phénomènes. 

Les manifestations extérieures sont un fait et les créations intérieures de la pensée en sont un autre ; la muraille qui sépare les deux faits doit être maintenue, dans l'intérêt de l'observation et de la science. On ne doit lui faire aucune brèche. A côté de la science qui le défend, on sent aussi la religion, la grande, la vraie, l'obscure et la certaine, qui l'interdit. Cest donc, je le répète, autant par conscience religieuse que par conscience littéraire, c'est par respect pour ce phénomène même, que je m'en suis isolé, ayant pour loi de n'admettre aucun mélange dans mon inspiration et voulant maintenir mon œuvre, telle qu'elle est, absolument mienne et personnelle. — V. H." 



dimanche 24 septembre 2023

Valéry (guerre)

Valéry, Regards sur le Monde actuel Réponse au remerciement (Académie) :

"Quelle étrange époque !… ou plutôt, quels étranges esprits que les esprits responsables de ces pensées !… En pleine conscience, en pleine lucidité, en présence de terrifiants souvenirs, auprès de tombes innombrables, au sortir de l’épreuve même, à côté des laboratoires où les énigmes de la tuberculose et du cancer sont passionnément attaquées, des hommes peuvent encore songer à essayer de jouer au jeu de la mort.

Balzac, il y a juste cent ans, écrivait : « Sans se donner le temps d’essuyer ses pieds qui trempent dans le sang jusqu’à la cheville, l’Europe n’a-t-elle pas sans cesse recommencé la guerre ? »

Ne dirait-on pas que l’humanité, toute lucide et raisonnante qu’elle est, incapable de sacrifier ses impulsions à la connaissance et ses haines à ses douleurs, se comporte comme un essaim d’absurdes et misérables insectes invinciblement attirés par la flamme ?"