samedi 15 avril 2023

Merleau-Ponty (peinture)

Merleau-Ponty, La Prose du monde, § Le langage indirect :

  "Si la peinture classique s’est donné pour but la représentation de la nature et de la nature humaine, reste que ces peintres étaient des peintres, et qu’aucune peinture valable n’a jamais consisté à représenter simplement. Malraux indique souvent que la conception moderne de la peinture, comme expression créatrice, a été une nouveauté pour le public beaucoup plus que pour les peintres eux-mêmes, qui l’ont toujours pratiquée, même s’ils n’en avaient pas conscience et n’en faisaient pas la théorie, qui, pour cette raison même, ont souvent anticipé la peinture que nous pratiquons, et restent les intercesseurs désignés de toute initiation à la peinture. Il faut donc penser que, les yeux fixés vers le monde et au moment même où ils croyaient lui demander le secret d’une représentation suffisante, ils opéraient à leur insu cette transformation ou cette métamorphose que la peinture dans la suite s’est expressément proposé comme but."



vendredi 14 avril 2023

Dutourd (ratures 2)

Dutourd, L'Âme sensible p. 51 sq :

"On comprend que les cuistres détestent les écrivains de premier jet. Le premier jet est décourageant. Il prouve que le talent existe, qu'à la rigueur il pourrait se suffire à lui-même, sans travail. Ils se vengent en proclamant des bêtises qui impressionnent le public. Par exemple que Balzac écrit mal, ou que Victor Hugo était bête, et ainsi de suite. Il n'y a pas plus de soixante ans que l'on fait à Stendhal l'honneur d'admirer sa manière.

Les grands écrivains écrivent comme ils parlent, ou parlent comme ils écrivent, je ne sais pas au juste. C'est qu'ils parlent bien. La lettre, comme le journal intime, est à mi-chemin entre l'écrit et le parlé, un peu plus négligé que l'un, un peu plus apprêté que l'autre, mais la musique est pareille. Même élégance, mêmes raccourcis, mêmes tics, mêmes trouvailles plaisantes ou profondes. Les lettres de Beyle sont charmantes, c'est sa conversation même ; je me permettrai d'ajouter ceci à Mérimée : ce sont ses livres mêmes. Il ne change pas de ton quand il s'adresse à la postérité ou au baron de Mareste. La Chartreuse, Le Rouge, Leuwen sont d'immenses lettres envoyées à l'avenir, et lues, relues avec passion par leurs millions de destinataires. Comme la Bovary, en revanche, souffre de la comparaison avec la Correspondance de Flaubert ! L'éclat, le mouvement, l'intelligence, l'amour que l'on relève dans celle-ci laissent imaginer ce qu'eût été Flaubert écrivain de premier jet. Mais Flaubert croyait qu'il faut gueuler pour que la postérité vous entende. Le gueuloir de Croisset assourdit encore les oreilles sensibles."



jeudi 13 avril 2023

Dutourd (ratures 1)

Dutourd, L'Âme sensible p. 51 sq :

[Mérimée, sur Stendhal]

Il écrivait beaucoup et travaillait longtemps ses ouvrages mais, au lieu d'en corriger l'exécution, il en refaisait le plan. S'il effaçait les fautes d'une première rédaction, c'était pour en faire d'autres, car je ne sache pas qu'il ait jamais essayé de corriger son style : quelque raturés que fussent ses manuscrits, on peut dire qu'ils étaient toujours écrits de premier jet.

Ses lettres sont charmantes, c'est sa conversation même.

Le premier jet a mauvaise presse. Les professeurs de littérature, les messieurs de la Sorbonne, les annotateurs et les critiques le discréditent depuis cent cinquante ans. Il leur faut des manuscrits pittoresques, pleins de ratures et de repentirs, des variantes, des premiers, seconds, troisièmes et quatrièmes « états »; ils veulent que l'art sente l'huile. S'il ne porte pas les stigmates du labeur, il est suspect.

Le spectacle d'un artiste « qui a travaillé » réconforte et soulage les cuistres. Ils se disent, j'imagine, quelque chose comme ceci : « Mon Dieu, comme il s'est donné de la peine ! Et comme il était modeste ! II ne se fiait pas à son talent, ce fameux talent dont tout le monde parle, et qui n'existe pas puisque je ne parviens pas à m'en faire une idée. Le talent, c'est tout simplement beaucoup de travail. Moi, par exemple, si je n'étais pas aussi paresseux, si je me mettais à travailler, eh bien ! j'écrirais Iphigénie. Question de temps. Ah ! que j'en ferais, de belles choses, si j'avais le temps. Du temps et de la puissance de travail : tout est là."


mercredi 12 avril 2023

Léautaud (ratures)

Léautaud, Le petit Ami, chap VIII :

"Sous les recherches de style, l'idée perd de sa signification, comme l'expression de sa vivacité, et la forme n'est souvent qu'une mise en scène qui déforme. Dans ses livres [de Stendhal]  on ne trouve rien de cet art ni aucune déformation par de la rhétorique ni aucun souci de séduire l'œil ou de plaire à l'oreille, c'est à la fois plus haut et plus franc. C'est l'idée, la sensation, le fait, le souvenir noté sur le moment et tels que l'expression en est venue, par un homme qui est comme il pense, et qui écrit comme il sent, uniquement soucieux d'être clair, prompt, exact. Le ton est si vrai et l'accent si sincère qu'il semble parfois que ce soit une voix qu'on entend plutôt que des mots qu'on lit."


rappels :

Dutourd : 

    https://lelectionnaire.blogspot.com/2023/03/dutourd-novateurs.html

Amiel :

    https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/01/amiel-rature.html

 Montherlant :

    https://lelectionnaire.blogspot.com/2023/04/montherlant-ratures.html

Léautaud :    

    https://lelectionnaire.blogspot.com/2021/12/leautaud-style.html


mardi 11 avril 2023

Montherlant (ratures)

Montherlant, Carnets (XXIX), Pléiade Essais p. 1176 : 

"C'est une sottise que nous faire admirer l'acharnement avec lequel un écrivain a corrigé ses brouillons, car c'est prouver quoi, sinon que cet écrivain manquait de don naturel ? C'est une sottise, du moins chez le critique, car cela se comprend chez le professeur, qui enseigne ce qu'il peut, et le travail s'enseigne, non le don. Mais cela convient à une société où la naissance est suspecte, où il faut s'être fait soi-même ; où la désinvolture est suspecte, où il faut être bien lourd ; où le bonheur est suspect, où il est habile d'avoir ou d'afficher des embêtements. C'est parce qu'on a découvert qu'il écrivait ses fables avec peine, qu'on pardonne à La Fontaine de les avoir réussies."


rappels : 

Dutourd : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2023/03/dutourd-novateurs.html

Amiel :

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/01/amiel-rature.html


lundi 10 avril 2023

Lucrèce (décadence)

Lucrèce, De Natura Rerum, fin Livre II (traduction ancienne) :  

"[…] Déjà notre époque est brisée, et la terre lasse d'engendrer crée avec peine de chétifs animaux, elle qui a jadis créé toutes les espèces et mis au monde les corps de gigantesques bêtes sauvages. [...]   Tout cela maintenant pousse avec peine malgré les efforts de nos bras. Nous y fatiguons les bœufs, nous y épuisons les forces de nos cultivateurs, nous y usons le fer des charrues et cependant les champs se font toujours plus avares à mesure que nous nous dépensons davantage. Et déjà le vieux laboureur, hochant la tête, pense en soupirant à tout son grand travail resté stérile, et s'il compare les temps d'aujourd'hui à ceux d'autrefois, il ne manque pas de vanter le sort de son père ; il a toujours à la bouche le bonheur des siècles passés, où l'homme tout rempli de piété vivait plus aisé dans un domaine plus étroit et subsistait mieux d'un plus modeste patrimoine : il ne voit pas que tout va dépérissant, que tous les êtres marchent au cercueil, épuisés par le long chemin de la vie."



dimanche 9 avril 2023

Muray (apocalyptes 2/2)

MurayLe XIXe siècle à travers les âges II, 2 p. 171 :

[suite du texte du 08 04 2023]

"Ensuite, le relais principal c’est Joachim de Flore. Fin du 12ᵉ siècle. Le trafic passe presque obligatoirement par lui. Comme saint Jean, est-il besoin de le dire, il est tout à fait étranger aux fantasmes que l’on sent chez ceux qui se réclament de son nom. Pas plus que saint Jean il n’a promis que tous les problèmes, un jour, seraient réglés du côté du refoulement ou qu’on en finirait avec les petits soucis du capotage sexuel. Que les fêtes des hommes cesseraient de tourner mal systématiquement… On l’a quand même pris pour le démagogue nécessaire de l’avenir. C’est par lui qu’on espère, qu’on dit qu’on espère, qu’on a des raisons d’espérer ; contre ceux qui se contentent d’attendre. Par lui qu’on se met à vouloir dépasser la foi par le savoir, dépasser le Christ par la foi, dépasser la promesse par la réalisation, dépasser le Royaume à venir par le Royaume advenu, dépasser la Bible par les Évangiles, dépasser les Évangiles par l’évangile éternel, dépasser la Bible par la Bible de l’humanité… Peu importe en réalité ce qu’on dépasse, ce qui compte c’est le dépassement. Le mouvement de dépassement. La potentialité dépassement. L’exploitation du mot magique dépassement. Comme on dit coma dépassé."