Dutourd, L'Âme sensible p. 51 sq :
"On comprend que les cuistres détestent les écrivains de premier jet. Le premier jet est décourageant. Il prouve que le talent existe, qu'à la rigueur il pourrait se suffire à lui-même, sans travail. Ils se vengent en proclamant des bêtises qui impressionnent le public. Par exemple que Balzac écrit mal, ou que Victor Hugo était bête, et ainsi de suite. Il n'y a pas plus de soixante ans que l'on fait à Stendhal l'honneur d'admirer sa manière.
Les grands écrivains écrivent comme ils parlent, ou parlent comme ils écrivent, je ne sais pas au juste. C'est qu'ils parlent bien. La lettre, comme le journal intime, est à mi-chemin entre l'écrit et le parlé, un peu plus négligé que l'un, un peu plus apprêté que l'autre, mais la musique est pareille. Même élégance, mêmes raccourcis, mêmes tics, mêmes trouvailles plaisantes ou profondes. Les lettres de Beyle sont charmantes, c'est sa conversation même ; je me permettrai d'ajouter ceci à Mérimée : ce sont ses livres mêmes. Il ne change pas de ton quand il s'adresse à la postérité ou au baron de Mareste. La Chartreuse, Le Rouge, Leuwen sont d'immenses lettres envoyées à l'avenir, et lues, relues avec passion par leurs millions de destinataires. Comme la Bovary, en revanche, souffre de la comparaison avec la Correspondance de Flaubert ! L'éclat, le mouvement, l'intelligence, l'amour que l'on relève dans celle-ci laissent imaginer ce qu'eût été Flaubert écrivain de premier jet. Mais Flaubert croyait qu'il faut gueuler pour que la postérité vous entende. Le gueuloir de Croisset assourdit encore les oreilles sensibles."