Dutourd, L'Âme sensible p. 51 sq :
[Mérimée, sur Stendhal]
Il écrivait beaucoup et travaillait longtemps ses ouvrages mais, au lieu d'en corriger l'exécution, il en refaisait le plan. S'il effaçait les fautes d'une première rédaction, c'était pour en faire d'autres, car je ne sache pas qu'il ait jamais essayé de corriger son style : quelque raturés que fussent ses manuscrits, on peut dire qu'ils étaient toujours écrits de premier jet.
Ses lettres sont charmantes, c'est sa conversation même.
Le premier jet a mauvaise presse. Les professeurs de littérature, les messieurs de la Sorbonne, les annotateurs et les critiques le discréditent depuis cent cinquante ans. Il leur faut des manuscrits pittoresques, pleins de ratures et de repentirs, des variantes, des premiers, seconds, troisièmes et quatrièmes « états »; ils veulent que l'art sente l'huile. S'il ne porte pas les stigmates du labeur, il est suspect.
Le spectacle d'un artiste « qui a travaillé » réconforte et soulage les cuistres. Ils se disent, j'imagine, quelque chose comme ceci : « Mon Dieu, comme il s'est donné de la peine ! Et comme il était modeste ! II ne se fiait pas à son talent, ce fameux talent dont tout le monde parle, et qui n'existe pas puisque je ne parviens pas à m'en faire une idée. Le talent, c'est tout simplement beaucoup de travail. Moi, par exemple, si je n'étais pas aussi paresseux, si je me mettais à travailler, eh bien ! j'écrirais Iphigénie. Question de temps. Ah ! que j'en ferais, de belles choses, si j'avais le temps. Du temps et de la puissance de travail : tout est là."