samedi 19 décembre 2020

Milcent-Lawson (Giono)

 Milcent-Lawson (Sophie), Mises en scène syntaxiques et art de la surprise dans la phrase gionienne, in Bourkhis R. et Benjelloun M. (dir.), La Phrase littéraire, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, coll. « Au cœur des textes », 2008, p. 195- 210. 

 « Et parfois, l'étrange grondement d'un pelage qui se frotte contre la maison. Le vent. »

Giono, « Revest-du-Bion », Provence, Paris, Gallimard, coll « Folio », 1995, p. 268.


"L’activité perceptive est rendue inventive par la saisie progressive et partielle d’un réel en mouvement qui se donne à élucider. Entre le sentir et le connaître, une brèche est ouverte, un espace de liberté laissé disponible pour l’imagination. Cette technique rend compte des hésitations de l’expérience immédiate et des erreurs du sujet percevant. L’énoncé scinde en deux moments distincts l’activité de perception : la sensation, avec ce qu’elle comporte d’approximatif, et l’interprétation raisonnée de la sensation. [...]

Le point commun à toutes ces séquences est qu’elles retardent l’identification exacte du thème : de quoi parle-t-on au juste ? [...] La stratégie syntaxico-logique consiste en une manipulation du parcours interprétatif. Le plaisir naît de cet art de la fausse piste, qui met en scène la surprise. 

[...] Le temps romanesque est un temps successif où doit régner l’imprévisible. On perçoit dès lors les vertus narratives de ces agencements sémantico-syntaxiques où le sens trébuche dans de fausses pistes qui engendrent, au coeur du texte romanesque, une temporalité narrative rythmée par une multitude de micro-suspenses. La syntaxe se met au service du narratif par une présentation de l'information qui la transforme à la fois en événement textuel et en surprise. La mise en scène syntaxique du rebond répond ainsi à la nécessité romanesque du rebondissement. Il s’agit bien, comme s’y exhorte Giono dans son journal, de surprendre le lecteur là où il ne l’attend pas. [...]"


vendredi 18 décembre 2020

Ensor (vision)

 Ensor, Mes Ecrits, Ed. Nationales de Liège, 1974, « Réflexions sur l'art », p. 50 : 

« La vision se modifie en observant. La première vision, celle du vulgaire, c'est la ligne simple, sèche, sans recherche de couleur. La seconde période, c'est celle où l’œil plus exercé discerne les valeurs des tons et leurs délicatesses ; celle-ci est déjà moins comprise du vulgaire. La dernière est celle où l’artiste voit les subtilités et les jeux multiples de la lumière, ses plans, ses gravitations. Ces recherches progressives modifient la vision primitive et la ligne souffre et devient secondaire. Cette vision sera peu comprise. Elle demande une longue observation, une étude attentive. Le vulgaire ne discernera que désordre, chaos, incorrection. Et ainsi l’art a évolué depuis la ligne du gothique à travers la couleur et le mouvement de la Renaissance, pour arriver à la lumière moderne ».



jeudi 17 décembre 2020

Giono (crépuscule)

 Giono, Un Roi sans divertissement : 

"Les prairies à chamois bleuissent de colchiques. Quand, en retournant, vous arrivez au-dessus du col La Croix, c’est d’abord pour vous trouver en face du premier coucher de soleil de la saison : du bariolage barbare des murs ; puis vous voyez en bas cette conque d’herbe qui n’était que de foin lorsque vous êtes passé, il y a deux ou trois jours, devenue maintenant cratère de bronze autour duquel montent la garde les Indiens, les Aztèques, les pétrisseurs de sang, les batteurs d’or, les mineurs d’ocre, les papes, les cardinaux, les évêques, les chevaliers de la forêt ; entremêlant les tiares, les bonnets, les casques, les jupes, les chairs peintes, les pans brodés, les feuillages d’automne, des frênes, des hêtres, des érables, des amelanchiers, des ormes, des rouvres, des bouleaux, des trembles, des sycomores, des mélèzes et des sapins dont le vert-noir exalte toutes les autres couleurs."


autres crépuscules : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/11/celine-giono-tremblay-crepuscules.html



mercredi 16 décembre 2020

Hrabal (2 fresques)

 

Hrabal, Bambini di Praga § 7, in Les Palabreurs traduction M. Canavaggio : 


« Sans regarder une seule de ses fresques, il se met à expliquer :

Ceci, messieurs, est une variation sur les précieuses mains humaines, nos précieuses pognes ! Ici, c’est un gars qui va en train voir sa fiancée et qui lui apporte un bouquet de roses. Ici, vous le voyez debout, d’une main il se tient à la rampe du wagon, dans l’autre il serre son bouquet. Puis ici il saute du train, mais comme vous le voyez sa jambe dérape et le garçon tombe sous les roues. Ici, si vous voulez bien regarder, la roue lui a écrasé la main dans laquelle il tient son bouquet. Et sa fiancée, comme vous le voyez à l’arrière-plan, lève les mains ! Et là, la main écrasée a roulé entre les rails. Ici vous voyez le garçon ramasser de la main qui lui reste l’autre main qui continue à tenir le bouquet Mais comme le train continue à rouler, une autre roue lui écrase la main qui tenait celle qui tenait le bouquet… Et là vous voyez le garçon sans mains qui s’est assis sur le marchepied, mais comme le train s’arrête, le marchepied lui fracasse la tête et il tombe… Voilà quinze tableaux de ce que j’ai vu dans une gare, quinze variations sur les précieuses mains humaines… »

[...]

« Prenez la peine de regarder le buffet, ce sont des variations sur le malheur, des variations poussées à fond ! lance-t-il en indiquant le buffet des deux mains, ici, comme vous le voyez, c’est un tsigane qui fait la coulée aux aciéries de Martin. Et là, si vous voulez bien regarder, le tsigane est précipité dans la cuve, dans l’acier bouillonnant, parce qu’il a buté contre une caisse. Ici vous voyez une grue qui soulève la cuve, et au fond il y a le tsigane de peint, là vous voyez comment l’acier se coule en lingots, le tsigane est dans chaque lingot. Et ici j’ai fait aplatir les tsiganes des lingots en billettes… mais dans chaque billette il y a toujours le tsigane entier ! Et là vous voyez les billettes aplaties en tôle, de la tôle inoxydable, mais dans chaque tôle il y a toujours le tsigane entier, et puis avec ces tôles on presse des cuillers, des couteaux, des fourchettes et, comme vous le voyez, dans chaque cuiller, dans chaque couteau, dans chaque fourchette, partout il y a le tsigane peint, celui qui avait été précipité dans la coulée… Et c’est comme ça que le tsigane fondu dans les couverts a fait le tour du monde, il y en avait un petit bout partout, mais moi, je l’ai dessiné entier dans toutes les cuillers, oui, oui… »


mardi 15 décembre 2020

Malebranche + Sterne (conscience morale)

 Malebranche, Recherche de la vérité, Éclaircissement XI p. 170 : 

"Il est certain que l'homme le plus éclairé ne connaît point avec évidence, s'il est digne d'amour ou de haine, comme parle le Sage (Eccl.) Le sentiment intérieur qu'on a de soi-même, ne peut rien assurer sur cela. S. Paul dit bien que sa conscience ne lui reproche rien : mais il n'assure pas pour cela qu'il soit justifié. Il assure au contraire que cela ne le justifie pas, et qu'il n'ose pas se juger lui-même, parce que celui qui le juge, c'est le Seigneur [...]."


Sterne, Tristram Shandy I, XLII, traduction Wailly, 1882 :

« Le caporal Trim s’essuya le visage, remit son mouchoir dans sa poche, tout en faisant un salut, - et recommença.

Le sermon

Hébreux, XIII, 18.

… Car nous sommes persuadés d’avoir une bonne conscience.

« Persuadés ! persuadés d’avoir une bonne conscience ! Certainement, s’il est dans cette vie une chose dont l’homme puisse se croire assuré, et à la connaissance de laquelle il soit capable d’arriver sur le témoignage le plus incontestable, ce doit être de savoir - s’il a ou non une bonne conscience. »

[Je suis sûr d’avoir raison, dit le docteur Slop.] »

« Pour peu qu’un homme réfléchisse, il ne peut guère rester étranger au véritable état de ce compte ; - il doit être dans la confidence de ses propres pensées et désirs : - il doit se rappeler son passé, et connaître d’une manière certaine les vrais ressorts et motifs, qui, en général, ont dirigé les actions de sa vie. »

[Je l’en défie, sans aide, dit le docteur Slop.]

« Sur d’autres sujets on peut être trompé par de fausses apparences ; et comme le sage s’en plaint, c’est avec peine que nous devinons les choses qui sont sur la terre, et avec labeur que nous trouvons les choses qui sont devant nous. Mais ici l’esprit a toutes les preuves, tous les faits en lui-même ; - il sait la toile qu’il a ourdie ; - il en connaît le tissu et la finesse, et la part exacte que chaque passion a prise à l’exécution des différents dessins dont la vertu ou le vice a mis le plan devant lui. »

[Le style est bon ; et vraiment Trim lit fort bien, dit mon père.]


Corporal Trim wiped his face, and returned his handkerchief into his pocket, and, making a bow as he did it,--he began again.)

The Sermon.

Hebrews xiii. 18.

- For we trust we have a good Conscience.-

'Trust! trust we have a good conscience! Surely if there is any thing in this life which a man may depend upon, and to the knowledge of which he is capable of arriving upon the most indisputable evidence, it must be this very thing,--whether he has a good conscience or no.'

(I am positive I am right, quoth Dr. Slop.)

'If a man thinks at all, he cannot well be a stranger to the true state of this account:--he must be privy to his own thoughts and desires;--he must remember his past pursuits, and know certainly the true springs and motives, which, in general, have governed the actions of his life.'

(I defy him, without an assistant, quoth Dr. Slop.)

'In other matters we may be deceived by false appearances; and, as the wise man complains, hardly do we guess aright at the things that are upon the earth, and with labour do we find the things that are before us. But here the mind has all the evidence and facts within herself;--is conscious of the web she has wove;--knows its texture and fineness, and the exact share which every passion has had in working upon the several designs which virtue or vice has planned before her.'

(The language is good, and I declare Trim reads very well, quoth my father.)


lundi 14 décembre 2020

Valéry (mots)

 Valéry, Poésie et pensée abstraite, Pléiade t. 1 p. 1316-1317 : 

« J’ai la manie étrange et dangereuse de vouloir, en toute matière, commencer par le commencement (c’est-à-dire, par mon commencement individuel), ce qui revient à recommencer, à refaire toute une route, comme si tant d’autres ne l’avaient déjà tracée et parcourue …

Cette route est celle que nous offre ou que nous impose le langage.

En toute question, et avant tout examen sur le fond, je regarde au langage ; j’ai coutume de procéder à la mode des chirurgiens qui purifient d’abord leurs mains et préparent leur champ opératoire. C’est ce que j’appelle le nettoyage de la situation verbale. Pardonnez-moi cette expression qui assimile les mots et les formes du discours aux mains et aux instruments d’un opérateur.

Je prétends qu’il faut prendre garde aux premiers contacts d’un problème avec notre esprit. Il faut prendre garde aux premiers mots qui prononcent une question dans notre esprit. Une question nouvelle est d’abord à l’état d’enfance en nous ; elle balbutie : elle ne trouve que des termes étrangers, tout chargés de valeurs et d’associations accidentelles ; elle est obligée de les emprunter. Mais par là elle altère insensiblement notre véritable besoin. Nous renonçons sans le savoir, à notre problème originel, et nous croirons finalement avoir choisi une opinion toute nôtre, en oubliant que ce choix ne s’est exercé que sur une collection d’opinions qui est l’œuvre, plus ou moins aveugle, du reste des hommes et du hasard. »


dimanche 13 décembre 2020

Bizarrerie...

 ... si on clique sur l'entrée d'index "Valéry (23)", un seul texte apparaît... 

Les autres entrées d'index semblent réagir normalement... 

Protestation contre l'hégémonie testienne, pourtant modérée ? ... 

Si je propose une nouvelle occurrence pour 'Valéry', le logiciel ne propose aucune suggestion...

[même problème pour Aymé ; gestion différente des accents avec la nouvelle formule Blogger ?]

Huntington (incipit)

 Huntington, Madame Solario traduction Villoteau, incipit : 

« Au début de ce siècle, Cadenabbia, sur le lac de Côme, était au mois de septembre une villégiature à la mode. Sa vogue s'expliquait sans peine : la beauté presque excessive du lac aux contours sinueux, encadré de montagnes, les rives parées de villages jaune d’or et de villas de style classique parmi les cyprès, et la proximité, au bout du lac, de routes reliant l’Italie à toutes les capitales de l’ouest et du centre de l’Europe. Pourtant Cadenabbia était difficile d’accès, ce qui ajoutait encore à son charme ; sur de longues distances, ce rivage enchanteur était totalement dépourvu de grandes routes. On parvenait à Cadenabbia par un petit vapeur qui, partant de Côme, zigzaguait sur le lac, au cours d’un voyage d’une incroyable lenteur. L’impression qu’on éprouvait en arrivant était extraordinaire. Comme il ne passait jamais de véhicules, on ne percevait d’autre bruit que les voix humaines, le claquement de sabots des paysannes et le clapotis des vagues. On entendait des voix soupirer : « Quelle paix délicieuse ! Que ce calme est exquis ! » 

Dans le plaisant tableau qui s’offrait aux yeux pendant la saison, les toilettes féminines dominaient. En l’année 1906, les femmes portaient de longues jupes qui leur moulaient les hanches et rasaient le sol ; les tailles fines étaient serrées dans d’étroites ceintures, les bustes pleins et les corsages très ornementés. La mode d’été exigeait aussi le port de volumineux voiles de mousseline jetés sur les chapeaux à larges bords et flottant de là sur les épaules jusqu’à la taille ou même au-dessous. Une telle profusion de parures faisait de chaque femme une sorte de divinité, et une divinité suppose toujours un culte. L’atmosphère sociale de cette époque était particulièrement imprégnée de féminité. » 


“In the early years of the century, before the first world war, Cadenabbia on the lake of Como was a fashionable resort for the month of September. Its vogue was easy to explain. There was the almost excessive beauty of the winding lake surrounded by the mountains, the shores gemmed with golden­yellow villages and classical villas standing among cypress trees; and the head of the lake lay close to the routes that connected Italy with all the capitals of Western and Central Europe, yet Cadenabbia itself was difficult to reach, which was an added charm. Long stretches of the lovely shore were without high road or traffic of any kind, and one arrived by the little steamboat that started in Como and shuttled back and forth across the lake, calling at one dreaming place after another in a journey of incredible slowness. It was wonderful to arrive. As no wheel ever passed, there were no sounds except human voices, the click of peasants’ wooden clogs and the lapping of the waves. One heard from balconies, “Isn’t this stillness delicious? Ah, que ce calme est exquis!”

[...]