Valéry, Poésie et pensée abstraite, Pléiade t. 1 p. 1316-1317 :
« J’ai la manie étrange et dangereuse de vouloir, en toute matière, commencer par le commencement (c’est-à-dire, par mon commencement individuel), ce qui revient à recommencer, à refaire toute une route, comme si tant d’autres ne l’avaient déjà tracée et parcourue …
Cette route est celle que nous offre ou que nous impose le langage.
En toute question, et avant tout examen sur le fond, je regarde au langage ; j’ai coutume de procéder à la mode des chirurgiens qui purifient d’abord leurs mains et préparent leur champ opératoire. C’est ce que j’appelle le nettoyage de la situation verbale. Pardonnez-moi cette expression qui assimile les mots et les formes du discours aux mains et aux instruments d’un opérateur.
Je prétends qu’il faut prendre garde aux premiers contacts d’un problème avec notre esprit. Il faut prendre garde aux premiers mots qui prononcent une question dans notre esprit. Une question nouvelle est d’abord à l’état d’enfance en nous ; elle balbutie : elle ne trouve que des termes étrangers, tout chargés de valeurs et d’associations accidentelles ; elle est obligée de les emprunter. Mais par là elle altère insensiblement notre véritable besoin. Nous renonçons sans le savoir, à notre problème originel, et nous croirons finalement avoir choisi une opinion toute nôtre, en oubliant que ce choix ne s’est exercé que sur une collection d’opinions qui est l’œuvre, plus ou moins aveugle, du reste des hommes et du hasard. »