samedi 27 janvier 2024

Quevedo (escrime)

Quevedo, El Buscón VIII Pléiade p. 799, ici dans la trad. de Restif : 

"Je suis, me répondit-il, matador, et le premier escrimeur du monde, toujours prêt à dégainer. » Ne pouvant plus me contenir de rire, je lui déclarai que je l’avais réellement pris pour un enchanteur, en voyant les cercles et tout ce qu’il faisait dans la campagne. « C’était, me dit-il, qu’avec la grande mesure, j’avais imaginé un moyen d’engager l’épée par le quart de cercle, pour tuer son adversaire sans condition, et l’empêcher par là de dire qui a été son assassin, et je cherchais à le rédiger suivant les règles des mathématiques. » – « Quoi donc ! lui dis-je, est-il possible qu’il y ait des mathématiques en cela ? » – « Non seulement des mathématiques, reprit-il, mais de la théologie, de la philosophie, de la musique et de la médecine. » – « Quant à la dernière, répliquai-je, je n’en doute pas, puisque dans cet art il est question de tuer. » – « Ne vous moquez pas, reprit-il, car vous allez apprendre tout à l’heure la parade contre l’épée, en faisant les plus grands coups de taille, de manière qu’ils comprennent en eux les spirales de l’épée. » Je lui avouai que je n’entendais pas la moindre chose à tout ce qu’il me disait. « Eh bien, reprit-il, ce livre vous en instruira. Il est intitulé Les Grandeurs de l’épée, il est très bon et renferme des choses admirables. Pour vous en convaincre, vous me verrez faire ce soir à Rejas, où nous coucherons, des merveilles avec deux broches ; et soyez bien persuadé que quiconque lira ce livre tuera tous ceux qu’il voudra. »  


en écho, évidemment, à Molière : 

"Êtes-vous fou de l'aller quereller, lui qui entend la tierce et la quarte, et qui sait tuer un homme par raison démonstrative ?"


vendredi 26 janvier 2024

Rimbaud (Alpes)

Rimbaud, lettre aux siens, 17 novembre 1878, Pléiade p. 305 :

"La route, qui n'a guère que six mètres de largeur, est comblée tout le long à droite par une chute de neige de près de deux mètres de hauteur, qui, à chaque instant, allonge sur la route une barre d'un mètre de haut qu'il faut fendre sous une atroce tourmente de grésil. Voici  !plus une ombre dessus, dessous ni autour, quoique nous soyons entourés d'objets énormes ; plus de route, de précipices, de gorge ni de ciel : rien que du blanc à songer, à toucher, à voir ou ne pas voir, car impossible de lever les yeux de l'embêtement blanc qu'on croit être le milieu du sentier. Impossible de lever le nez à une bise aussi carabinante, les cils et la moustache en stala[c]tites, l'oreille déchirée, le cou gonflé. Sans l'ombre qu'on est soi-même, et sans les poteaux du télégraphe, qui suivent la route supposée, on serait aussi embarrassé qu'un pierrot dans un four.

Voici à fendre plus d'un mètre de haut, sur un kilomètre de long. On ne voit plus ses genoux de longtemps. C'est échauffant. Haletants, car en une demi-heure la tourmente peut nous ensevelir sans trop d'efforts, on s'encourage par des cris, (on ne monte jamais tout seul, mais par bandes). Enfin voici une cantonnière : on y paie le bol d'eau salée 1,50. En route. Mais le vent s'enrage, la route se comble visiblement. Voici un convoi de traîneaux, un cheval tombé moitié enseveli. Mais la route se perd. De quel côté des poteaux est-ce ? (Il n'y a de poteaux que d'un côté). On dévie, on plonge jusqu'aux côtes, jusque sous les bras…"


jeudi 25 janvier 2024

Pirandello (hasard)

Pirandello, Si… (1894) in Nouvelles complètes (Quarto) :

" Tout ce qui se passe devait donc fatalement se passer ? C’est faux. Cela pouvait ne pas arriver, si… Et c’est là où je me perds : dans ce si… Une mouche qui s’entête à te poursuivre, un mouvement que tu fais pour la chasser peuvent d’ici six, dix, quinze ans, donner motif à qui sait quelle catastrophe. Je n’exagère pas, je n’exagère pas ! Il est certain qu’en vivant, regarde, nous mettons en jeu – littéralement, oui – des forces impondérables, inconsidérées. Tu l’admets, n’est-ce pas ? Ensuite, ces forces se mettent en jeu toutes seules, se déroulent de façon latente, te tendent un filet, un piège que tu es incapable de découvrir, mais qui t’enveloppera à la fin, t’enserrera ; alors tu te trouves pris, sans pouvoir t’expliquer comment et pourquoi. C’est cela… Les plaisirs d’un moment, les désirs immédiats s’imposent à toi, inutile de discuter."


mercredi 24 janvier 2024

Pepys (musée + trompe-l'œil)

Pepys, Journal, 24 juin 1664, trad. Villoteau (éd. abrégée, Mercure de France p. 244) : 

"Il m'a emmené jusqu'au cabinet du roi où il y a une telle profusion de tableaux et d'objets précieux et rares que j'en étais proprement abasourdi et que je n'ai pris aucun plaisir à les regarder. C'est bien la seule fois de ma vie que je ne sus comment prendre de plaisir à cause de la surabondance des choses réunies pour m'en procurer."

 ... he carried me to the King’s closett : where such variety of pictures, and other things of value and rarity, that I was properly confounded and enjoyed no pleasure in the sight of them ; which is the only time in my life that ever I was so at a loss for pleasure, in the greatest plenty of objects to give it me.  


Pepys, Journal, 11 avril 1699 [trad. sommaire M. P.] :  

"… un Hollandais nommé Evarelst […] nous montra un petit pot de fleurs qu'il avait peint, le plus beau que j'aie je crois jamais vu de ma vie ; les gouttes de rosée s'accrochant aux feuilles me firent, à plusieurs reprises, poser mon doigt dessus pour sentir si mes yeux étaient trompés ou non."

 ...  a Dutchman, one Evarelst, […] shew us a little flower-pot of his doing, the finest thing that ever, I think, I saw in my life ; the drops of dew hanging on the leaves, so as I was forced, again and again, to put my finger to it, to feel whether my eyes were deceived or no.


mardi 23 janvier 2024

Nucera (gens)

Nucera, L'Obstiné [1970] p. 244-245 : 

"Il y avait tous les genres dans cette banque. Les nuisibles, les bons-samaritains, les dératés de la défaite, les fonctionnaires de la calamité, ceux chez qui l'âge ingrat ne passerait jamais, les hiératiques d'un rituel de lustrine et de col celluloïd, les chahuteurs, les étrillés, les gaffeurs, les peintres du dimanche, les oniriques, les bricoleurs professionnels, les éternels novices, les mortifiés, les abouchés à n'importe quelle combine, les mous, les bonimenteurs, les sortis de la cuisse de Jupiter, les irascibles, les repoussoirs... tout foisonnait ! L'intolérance, la tolérance, la monotonie, les ciels bleus déshonorés, les rancunes, les envies, les fausses réalités que l'individu se forge pour survivre, l'atonie, les démissions, les concours de grimaces, les sympathies replâtrées, les préjugés, les trahisons, les extinctions de volonté et les imprévisibles sursauts de dignité qui donnent chaud aux tripes, les calvaires, les parties de rigolade, les espérances domptées, les ravages de la poltronnerie, les feux de paille de la bonté... Ceux qui rêvaient d'être tribun, pacha, instituteur, artiste, pilote d'automobile, héros de l'Aéro-postale, violoniste, chansonnier, champion du calembour, les effarouchés, les hâbleurs et les insidieux, les rivaux et les partisans de la main dans la main jusqu'au bout de la longue peine et des joies éphémères, les rebelles et ceux qui épousaient n'importe quelle forme, se nichaient dans n'importe quel creux comme des boules de mercure, les fiers de leur tatouage et ceux qui estimaient ces dessins sur la peau diantrement vulgaires, les caïds et les victimes, les insignifiants et les personnages, bref : tout un monde, le monde !"


lundi 22 janvier 2024

Malraux (comparaison)

Malraux, La peinture de Galanis :

"Sans doute Galanis est-il Grec. Mais c'est une grande vanité que de vouloir expliquer la personnalité d'un artiste par sa nationalité. De ce qu'une culture particulière peut donner à un artiste certains moyens de s'exprimer, guider même son choix dans l'expression de ses moyens, on ne saurait logiquement déduire que l'expression soit subordonnée à la naissance. C'est du rapprochement du génie grec au génie français et au génie italien qu'est né cet art, et non d'une influence grecque. Il n'y a pas d'artistes français créés par la tradition française seule ; il n'y a pas d'artistes grecs créés par la tradition grecque seule. Nous ne pouvons sentir que par comparaison. Quiconque connaît Andromaque ou Phèdre sentira mieux ce qu'est le génie français en lisant Le Songe d'une nuit d'été qu'en lisant toutes les autres tragédies de Racine. Le génie grec sera mieux compris par l'opposition d'une statue grecque à une statue égyptienne ou asiatique, que par la connaissance de cent statues grecques."


source : 

https://www.wikipoemes.com/poemes/andre-malraux/la-peinture-de-galanis-192222272344.php


dimanche 21 janvier 2024

Fontenelle (machinerie)

Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des Mondes, 1° soir p. 14-15 : 

"Je me figure toujours que la nature est un grand spectacle qui ressemble à celui de l'Opéra. Du lieu où vous êtes à l'Opéra, vous ne voyez pas le théâtre tout à fait comme il est ; on a disposé les décorations et les machines pour faire de loin un effet agréable, et on cache à votre vue ces roues et ces contrepoids qui font tous les mouvements. Aussi ne vous embarrassez-vous guère de deviner comment tout cela joue. Il n'y a peut-être que quelque machiniste caché dans le parterre, qui s'inquiète d'un vol qui lui aura paru extraordinaire, et qui veut absolument démêler comment ce vol a été exécuté. Vous voyez bien que ce machiniste-là est assez fait comme les philosophes"