dimanche 2 mai 2021

Céline (acouphènes)

 Céline, Mort à crédit Pléiade p. 536-537 :

"Fièvre ou pas, je bourdonne toujours et tellement des deux oreilles que ça peut plus m’apprendre grand-chose. Depuis la guerre ça m’a sonné. Elle a couru derrière moi, la folie... tant et plus pendant vingt-deux ans. C’est coquet. Elle a essayé quinze cents bruits, un vacarme immense, mais j’ai déliré plus vite qu’elle, je l’ai baisée, je l’ai possédée au « finish ». Voilà ! Je déconne, je la charme, je la force à m’oublier. Ma grande rivale c’est la musique, elle est coincée, elle se détériore dans le fond de mon esgourde... Elle en finit pas d’agonir... Elle m’ahurit à coups de trombone, elle se défend jour et nuit. J’ai tous les bruits de la nature, de la flûte au Niagara... Je promène le tambour et une avalanche de trombones... Je joue du triangle des semaines entières... Je ne crains personne au clairon. Je possède encore moi tout seul une volière complète de trois mille cinq cent vingt-sept petits oiseaux qui ne se calmeront jamais... C’est moi les orgues de l’Univers... J’ai tout fourni, la bidoche, l’esprit et le souffle... Souvent j’ai l’air épuisé. Les idées trébuchent et se vautrent. Je suis pas commode avec elles. Je fabrique l’Opéra du déluge. Au moment où le rideau tombe c’est le train de minuit qui entre en gare... La verrière d’en haut fracasse et s’écroule... La vapeur s’échappe par vingt-quatre soupapes... les chaînes bondissent jusqu’au troisième... Dans les wagons grands ouverts trois cents musiciens bien vinasseux déchirent l’atmosphère à quarante-cinq portées d’un coup...

Depuis vingt-deux ans, chaque soir il veut m’emporter... à minuit exactement... Mais moi aussi je sais me défendre... avec douze pures symphonies de cymbales, deux cataractes de rossignols... un troupeau complet de phoques qu’on brûle à feux doux... Voilà du travail pour célibataire... Rien à redire. C’est ma vie seconde. Elle me regarde."