Ramuz, Passage du poète VII :
"— C'est que tout est plié à nous, par ici.
Bovard de nouveau dans sa vigne ; et, ayant levé les yeux sur la côte :
— C'est de nous, c'est à nous...
Il dit :
— C'est tout habitué à l'obéissance par ici, depuis le temps que c'est en vignes. Et le bon Dieu lui-même a décidé que ce serait en vigne, ayant orienté le mont comme il convient, se disant : "Je vais faire une belle pente tout exprès, dans l'exposition qu'il faut, et je vais mettre encore dans le bas la nappe de l'eau pour qu'il y ait ainsi deux soleils sur elle, que le soleil qui vient ailleurs d'en haut seulement vienne ici d'en haut et d'en bas..." Je dis que c'est le bon Dieu qui a arrangé lui-même tout ça, puis il nous a dit : "À votre tour", alors quoi ? on est désignés. Soldats, caporaux, officiers, sous son Haut Commandement...
[…] Le bon Dieu a commencé, nous on est venu ensuite et on a fini... Le bon Dieu a fait la pente, mais nous on a fait qu'elle serve, on a fait qu'elle tienne, on a fait qu'elle dure : alors est-ce qu'on la reconnaîtrait seulement à présent, dit-il encore, sous son habillement de pierre ? et ailleurs l'homme se contente de semer, de planter, de retourner ; nous, on l'a d'abord mise en caisses, regardez voir si ce que je dis n'est pas vrai ; mise en caisses, je dis bien, mise tout entière dans des caisses et, ces caisses, il a fallu ensuite les mettre les unes sur les autres...
Il les montre avec sa main qui monte de plus en plus, par secousses, à cause de tous ces étages, à cause de tous ces carrés de murs comme des marches.
— Et ce n'est plus du naturel, c'est du fabriqué ; c'est nous, c'est fabriqué par nous, ça ne tient que grâce à nous ; ça n'est plus une pente, c'est une construction, c'est une tour, c'est un devant de forteresse…"